Toutes les semaines que Dieu fait depuis quatre ans, j'ai l'honneur et l'avantage d'aller enseigner la bonne parole à des élèves plutôt faciles à vivre, car contrairement à mes collègues du secondaire, ils ont non seulement dépassé la puberté, mais de plus, les emmerdeurs patentés ont pris l'habitude délectable de ne pas venir en cours - ce qui économise les nerfs de tout le monde.
On l'aura compris, ce sont des élèves de fac, niveau master, et des élèves de prépa titulaires d'un master qui préparent des concours de l'administration (c'est pas prépa HEC, quoi).
Oui, je suis une sale privilégiée - et en plus je suis payée par vos impôts, ça vous énerve, hein ? Mais ce n'est pas le sujet.
On parle beaucoup de la "baisse du niveau des élèves", accusant la fameuse méthode globale d'apprentissage de la lecture, les salauds de profs gauchistes (payés par vos impôts, je vous le rappelle), la baisse du nombre d'heure de cours, le peu qui reste étant envahi par les cours de politiquement correct (appelé " éducation à la citoyenneté") et de leçons de vie (appelées "éducation à la citoyenneté" et couvrant des disciplines aussi variées que "le tri sélectif à la maison", "manger 5 fruits et légumes par jour" ou "le respect dans le métro").
Malgré tout, je connais plein d'enseignants du primaire qui continuent de faire un boulot admirable et je vois bien que mes neveux, par exemple, reçoivent une véritable instruction à l'école.
Mais alors, la fameuse "baisse du niveau" ? Comment on la voit ? Comment ça se traduit ? Pourquoi on SAIT que ça existe ?
Mon expérience de la fac d'histoire est probablement une manière d'appréhender les choses par le petit bout de la lorgnette, mais c'est assez révélateur des deux visages de la "baisse du niveau".
Tout d'abord, il y a la baisse générale de la culture générale chez les étudiants. Quelques exemples en vrac :
- les fautes d'orthographe se sont mises à pulluler dans les copies. Plus inquiétant, les professeurs qui préparent aux concours de l'enseignement constatent que prétendent au CAPES et à l'agrégation des étudiants qui sont fichus de faire une vingtaine de fautes d'orthographe par page.
- en histoire, la plupart des lycéens n'ayant pas fait de latin (et encore moins de grec) au lycée se retrouvent complètement largués en histoire antique et médiévale. Plus inquiétant, ils s'indignent lorsqu'un professeur refuse de les lancer sur un master en histoire médiévale alors qu'ils ne maîtrisent pas cette langue quasi omniprésente au Moyen-âge. Un ami m'a raconté s'être fait harceler par un étudiant qui ne comprenait pas qu'on lui refuse de faire un master en histoire byzantine alors qu'il n'avait jamais fait de grec. Quand on voit comment Sylvain Gougenheim, historien pourtant brillant, s'est couvert de ridicule avec son
Aristote au Mont Saint Michel, qui voulait traiter du passage de la culture grecque via les espaces musulmans alors qu'il ne connaît pas l'arabe, on se dit qu'un néophyte latinisant ne peut que très difficilement réussir la gageure de travailler sur des sources latines alors qu'il n'arrive pas à les lire.
Les plus motivés s'y mettent pour leurs études. Mais la plupart du temps, c'est "trop tard" : il est en effet difficile d'apprendre une langue quand on est déjà en train de faire autre chose de prenant.
- dans les plus petites choses, je citerais en vrac l'absence totale de culture géographique (chaque année, de l'affaire, je dois exiger qu'ils apprennent par coeur la carte de France des départements, préfectures et sous-préfectures). En histoire, j'ai vu les étudiants connaître de moins en moins bien les chiffres romain, puis ne plus les connaître du tout : la plupart de mes masters ne savent pas lire une date en chiffres romains - et pire, n'identifient même pas qu'il s'agit de chiffres romains : ils voient un X, un L, un V et des I mais n'ont pas la moindre idée de ce dont il s'agit.
Je précise que j'enseigne dans un établissement parisien réputé, dit "de l'élite". Pas au fin fond de la Mongolie inférieure.
- beaucoup d'élèves justifient leur paresse intellectuelle avec une mauvaise foi stupéfiante : je n'entre jamais dans les églises/je n'ai pas lu la Bible parce que je suis athée (
vécu par la Souris des ARchives), je n'ai jamais lu Céline parce que c'est un facho, je n'ai lu que Reynald Sécher sur la Révolution française parce que ça fait deux siècles que la République nous ment à ce sujet (et que mon grand-père est de La Roche sur Yon, même que si ça se trouve j'ai des tas d'ancêtres chouans).
Le second versant, c'est l'absence totale de responsabilité des étudiants. Ces derniers revendiquent hautement qu'ils ne sont "plus des élèves" (certes) mais exigent un travail prémâché, avec le moins de contraintes possibles.
- évidemment, il faut fliquer les travaux donnés à la maison (ramasser au hasard trois cahiers et menacer d'un zéro qui compte dans la moyenne si le travail n'est pas fait - oui, comme en sixième). Pour cela, encore, je peux comprendre, c'est humain.
- plus grave, on voit apparaître des étudiants qui n'ont "pas le temps de travailler".
La Souris des Archives en avait déjà parlé. Il y a encore quatre ans, on n'avait jamais droit à cette excuse, mais depuis, ça devient récurrent. Elèves n'ayant pas fait leur travail - un exposé, en général - se pointant les mains dans les poches en cours, tranquillou-bilou, et qui n'ont même pas la présence d'esprit de s'inventer une excuse. Ils n'ont "pas le temps".
- il faut régulièrement rappeler aux élèves l'opportunité de prendre des notes en cours. Mais pour beaucoup, "c'est dur, madame". On aboutit parfois à des dialogues qui frisent l'ubuesque :
"- Madame, vous allez donner le poly de votre cours ?
-
(et pourquoi pas cent balles et un mars aussi ?) Non, je regrette, je ne donne pas le poly du cours, seulement le powerpoint avec les images et le plan.
- Mais madame, pourquoi vous ne nous le donnez pas ?
- Parce que je préfère que vous preniez des notes, et qu'en outre mon cours n'est pas rédigé entièrement, il y a trop d'abréviations et d'allusions, cela ne vous serait pas pratique
(mais au fond pourquoi je me justifie, bordel ?).
- Mais même avec des abréviations, on voudrait bien l'avoir, votre poly, nous !
- Non, je vous ai dit que je ne comptais pas vous le donner, je ne souhaite pas qu'il termine diffusé et photocopié à grande échelle
(c'est pas que j'estime haut ma renommée professorale, mais on ne sait jamais).
- Oui mais alors, on va devoir tout prendre en notes ?
-Euh... oui".
(soupirs exaspérés des élèves).
- de plus en plus d'élèves n'ont pas validé le master II qu'ils avaient pourtant entamé. Motif ? "pas le temps" mais surtout "vous comprenez, madame, je n'ai pas réussi à l'écrire".
Là, il est temps de s'étrangler.
En effet, il est notoire que pour peu que vous rendiez une centaine de pages correctement écrites avec un plan plus ou moins élaboré, on vous refile votre master II. C'est-à-dire qu'on vous mettra 10 afin que vous foutiez le camp des bancs de la fac (et du bureau de votre directeur de master qui n'a pas que ça à faire), vous n'aurez pas de mention (ce qui n'est pas génial à mettre sur un cv) mais vous pourrez au moins attester d'un bac+5, ce qui est le minimum en sciences humaines - de fait, déjà que c'est pas facile de trouver un boulot autre que prof avec un cursus en sciences humaines, essayez avec une simple licence ou un master I, qu'un rigole.
Ce qui veut dire, quand ils n'ont pas validé leur master, qu'ils n'ont tout simplement jamais réussi une seule fois en une année universitaire, à coller leur cul sur une chaise pendant deux heures d'affilée pour pondre un mémoire structuré - ça promet pour quand ils auront un boulot, s'ils en trouvent un.
Ce qui est triste, dans tout ça, c'est que ces élèves se lancent dans des masters II, avec une bourse ou le fric de papamaman, et n'en font rien. Une année de perdue pour des clous. Ils se rendent bien compte que c'est en partie de leur faute mais n'en déploient pas moins des trésors de mauvaise foi pour se justifier ("mais moi madame, je suis plutôt dans l'oralité, l'écrit c'est pas mon truc"). Quand vous devez leur expliquer que passer un concours quand on a des problèmes à l'écrit, ça risque de coincer. Ils se mettent à flipper à mort car au fur et à mesure de vos cours, ils sentent bien l'étendue de leurs propres lacunes.
Mais comme la paresse est une habitude qui leur est bien chevillée au corps, l'aiguillon ne suffit plus. Ils commencent à être opportunément malades les jours de devoirs. Des gastros terribles les prennent pile la semaine où ils doivent passer un oral, et se pointent avec le certificat médical qui va bien pour vous expliquer qu'ils n'ont malheureusement pas eu le temps de réviser.
Certains vont même jusqu'à vous envoyer un mail la veille du devoir pour vous expliquer qu'ils n'auront pas le temps de venir à l'examen, et que si vous pouvez leur mettre une "note factice", ça les arrangerait beaucoup (ne rigolez pas, c'est
vraiment arrivé).
Et enfin, pour ceux qui viennent se coltiner le devoir sur table, au moment du rendu de notes, il n'est pas rare de voir des élèves tomber de l'armoire lorsqu'ils constatent que vous avez eu la méchanceté de leur coller la note qu'ils méritent quand c'est mauvais.
L'avantage, c'est que pour le moment, on n'a pas encore les parents qui viennent se plaindre du châtiment de tortionnaires qu'on a fait subir à leur pauvre choupinet. Sans vouloir être pessimiste, je ne serais pas étonnée si on commençait à en voir d'ici quelques années.
Avec tout ça, on nous demande de "faire des choses utiles" à la fac. De fait, lorsqu'on récupère des premières années en histoire, il faut leur dire que malheureusement pour eux, tous ne seront pas Emmanuel Le Roy Ladurie. D'abord parce qu'il n'y a pas assez de places pour tout le monde, et ensuite parce que tout le monde n'a pas les capacités d'Emmanuel Le Roy Ladurie (oh, mettez Jean Tulard, si vous n'aimez pas Emmanuel Le Roy Ladurie).
On nous a aussi inventé le "plan licence", formidable machine à faire du rien. Je ne développe pas,
allez plutôt lire la Souris des Archives (oui oui, encore) là-dessus.
Bref, la situation est claire : au lieu de vouloir que la fac soit le lieu de l'excellence, on veut qu'elle soit le lieu du consommable et du pratique.
On se fout de notre gueule, si vous voulez.