lundi 21 janvier 2008

L'amour au temps du choléra.


J'eus un choc émotif en découvrant que Javier Bardem tournait dans un nouveau film en costumes, L'amour au temps du choléra. (Parenthèse, le personnage est toujours avec cette connasse de Penelope Cruz). Comme beaucoup d'incultes, j'ignorais tout à fait l'existence du roman de Gabriel Garcia Marquez, et par voie de conséquence que ce dernier était prix Nobel de littérature depuis un petit bout de temps. Désireuse de rattrapper cet impair culturel, je filai boulevard Saint Michel faire l'acquisition de la bête et le dévorai en quelques jours de mes précieuses vacances de Noël.

En général, la littérature d'Amérique latine, c'est drôlement bien. Du moins tout ce que j'ai pu lire. J'ai retrouvé chez Garcia Marquez la même emphase baroque et la même ironie mordante que chez mon cher Alejo Carpentier, auquel je voue un culte particulier depuis que j'ai lu Le Siècle des Lumières.

Pour ne gâcher ni l'histoire ni les ressorts de ce petit bijou, je me contenterai de ne citer que deux extraits particulièrement désopilants et réussis. Vous qui cherchiez la clef des rapports entre mari et femme, et de l'amour en général, sur le long terme, ceci est pour vous.

De temps en teps, au retour d'une folle soirée, la nostalgie tapie derrière la porte les renversait d'un coup de patte, et se produisait alors une explosion merveilleuse, pendant laquelle tout redevenait comme avant, et cinq minutes durant ils étaient de nouveau les amants débridés de leur lune de miel.

Mais hormis ces rares occasions, l'un des deux était toujours plus fatigué que l'autre à l'heure du coucher. Elle traînait dans la salle de bains, roulant des cigarettes dans du papier parfumé, fumait seule, revenait à ses amours de compensation comme lorsqu'elle était jeune et libre chez elle, maîtresse de son corps. Toujours elle avait mal à la tête, toujours il faisait trop chaud, ou elle faisait semblant de dormir, ou elle avait ses règles. Au point que le docteur Juvenal Urbino avait osé dire en chaire, soulagé de déverser son coeur, qu'après dix ans de mariage les femmes pouvaient avoir leurs règles jusquà trois fois par semaine.

(...)

Cétait un mari parfait : il ne ramassait rien, n'éteignait jamais la lumière, ne fermait jamais une porte. Le matin, dans l'obscurité, lorsqu'un bouton manquait à ses vêtements, elle l'entendait dire : "un homme aurait besoin de deux femmes : une pour l'aimer, l'autre pour lui coudre ses boutons".

samedi 5 janvier 2008

Unis dans le corps amoureux du Christ

"Très Chère, il me faut me hâter en t'écrivant; j'essaierai pourtant de t'écrire quelque chose, fût-ce très peu de chose, qui puisse, en une certaine mesure, réveiller ta joie.
Car enfin tu es imprimée dans la moëlle de mon coeur, et loin que je puisse t'oublier, j'évoque au contraire d'autant plus souvent ta mémoire, que je sais combien tu m'aimes avec sincérité, et de toutes les entrailles de ton coeur"
Qui adresse ces mots ardents à la dame de ses pensées? Un amant à sa maîtresse, dont il est séparé depuis trop longtemps? Un époux en voyage qui rassure son épouse inquiète? Un fiancé qui désespère de pouvoir posséder sa fiancée un jour?
Perdu. Il s'agit d'un extrait des lettres du Bx Jourdain de Saxe (1185 - 1237), successeur de saint Dominique à la tête de l'ordre des prêcheurs, à la Bse Diane d'Andalo (1200 - 1236), jeune moniale dominicaine.

Incroyable, mais vrai! Longtemps inaccessible, ce texte est réédité par les éditions du Cerf en l'honneur de l'année jubilaire de l'ordre dominicain, commémorant le 800ème anniversaire de la fondation des moniales. Occasion de se rappeller qu'un ordre religieux, et cela comme une famille, se construit grâce aux liens puissants qui peuvent se tisser entre les hommes et les femmes... Quoiqu'on puisse en penser dans les sphères trop viriles de l'institution romaine, les hommes et les femmes sont complémentaires et c'est une chose bonne car voulue par Dieu lui-même.
Chance aussi de pouvoir accéder par le biais de ces 50 lettres (dont les réponses sont perdues) à l'intimité surprenante du coeur de ces saints dominicains vieux de huit siècles. Surprenant de constater que l'amour, l'amour amoureux qui vise un homme ou une femme, n'est pas absent de leur vie! Il est même, au contraire, une force fondamentale...
Et pourquoi en serait-il autrement? Les prêtres, les religieux, les saints et les saintes, ne deviennent pas êtres angéliques et acorporels en recevant l'ordre ou en prononçant les voeux. Pourquoi les priverait-on de sentiments? Seraient-ils d'heureux mortels déjà morts à toute passion du coeur et du corps?
La différence essentielle entre eux et le commun que nous sommes se situe ailleurs.
"La santé que je désire pour moi-même, je la désire aussi pour toi, ma fille très chère; car avec ton coeur mon coeur est un dans le Seigneur"
(lettre 43, page 123)
L'union amoureuse de Jourdain et de Diane est vécue dans le corps aimant de Jésus, comme une eucharistie au sein du suprême sacrifice d'action de grâce. Dépassant sans en supprimer l'intensité tragique la contradiction fondamentale exprimée dans ce passage de l'Homme sans qualités:
"Comment s'expliquer que l'idéal de tous les amants soit de devenir un seul être, quand ces ingrats doivent presque tout l'attrait de l'amour au fait qu'ils sont deux et de sexe délicieusement différents?"
(II, chap. 56, p. 582)
Devenir un seul être, dans le corps du Christ: l'expérience de l'amour comme celle de l'eucharistie fait éprouver aux hommes la réalité de la communion universelle dans le corps mystique du Christ, qui se révèlera lors de la plénitude des temps où tous seront en tous. "Deux et de sexe délicieusement différent", Diane et Jourdain communient dans le corps du Christ où s'épanche leur profonde affection mutuelle. S'apportant tous deux force conseils et soutien, au long des séparations, quant à leurs ministères respectifs.
"Le temps dont je dispose à présent est trop court pour que je t'écrive, ainsi qu'il me serait doux, une de ces lettres comme tu les aimes.
Cependant je t'écris, et je t'envoies le Verbe abrégé, fait tout petit dans la crèche, qui pour nous S'est incarné Verbe de salut et de grâce, Verbe de douceur et de gloire, Verbe qui est le très bon, le très suave Jésus-Christ; et Jésus-Christ crucifié, exalté sur la croix et élevé à la droite du Père, vers laquelle et par laquelle tu élèves ton âme - y soit-elle en paix, sans fin, pour les siècles des siècles!
C'est ce verbe qu'il faut relire dans ton coeur, repasser dans ton esprit; c'est sa douceur qu'il faut avoir en ta bouche comme celle du miel. C'est ce verbe qu'il faut méditer sans cesse, sans cesse rouler dans ta pensée: qu'il demeure en toi, et habite toujours en toi.

Il est encore un autre verbe, petit et bref: c'est ma tendresse, qui a ta dilection parlera pour moi dans ton coeur et rassasiera ton désir. Que ce verbe soit toujours avec toi, qu'il demeure aussi toujours en toi"
(lettre 31, p. 99)
Toute la puissance réthorique d'un frère prêcheur pour exprimer la profonde union entre l'amour de Dieu et celui qu'il éprouve lui-même... Union des coeurs et des corps dans le coeur et le corps de Dieu. L'union des corps est manifeste:
"Maintenant je suis près de partir pour la Lombardie et j'espère que dans peu de temps, grâce à Dieu, je te verrai. J'ai su que tu t'étais blessée au pied; et j'ai mal à ton pied. Te voila avertie de te montrer prudente, et en ce qui est de ton pied, et en ce qui est de tout ton corps"
(lettre 47, p. 133)
Jourdain s'attache à modérer les excès passionnés de Diane et l'incite à ne pas négliger son corps, sa nourriture (lettre 14, p. 54) et sa santé.
"Je ne te paie pas de retour, je le crois fermement, car tu m'aimes plus que je ne t'aime. Mais je ne veux pas que cette affection, qui m'est douce, éprouve trop ton corps ou trouble trop ton âme"
(lettre 15, p. 57)
Mais l'affection fait exploser les cadres spatio-temporels et les deux amis se voient en rêves (lettre 46) ou évoquent leur présence spirituelle l'un à l'autre:
"Mais encore que je ne vienne pas te rendre visite en mon corps, je n'en suis pas moins avec toi en esprit car où que j'aille, en mon corps, je demeure avec toi, en esprit; et toi qui demeures corporellement je t'emporte avec moi, spirituellement"
(lettre 41, p. 118)
Diane et Jourdain auront toute leur vie fait l'épreuve de la séparation, thème qui recoupe dans les lettres celui de la mort, séparation si brutale, qui est aussi promesse d'union totale... Ainsi cette lettre 17, déchirante, où Jourdain évoque la mort de son cher Henri, en pleine jeunesse:
"Quand Dieu essuiera toute larme des yeux de Ses saints, Il essuiera aussi ces larmes amères que, depuis mon départ, tu as si abondamment versées. Non sans doute à la mesure de l'immense chagrin de ton coeur, j'avais espéré, sous l'inspiration du doux Esprit Consolateur, pouvoir t'envoyer quelques consolations; mais voici que mon espérance a fui, parce que toute consolation s'est dérobée de mon âme. Car Celui qui divise et départage entre tous, comme il lui plaît, Celui-là même qui ne séparera plus les Frères unis, il lui a plu de les séparer, Il les a séparés, c'en est fait"
(lettre 17, p. 61)
La douleur extrême de Jourdain, qui perd son fils spirituel et son frère en saint Dominique, ne trouve sa consolation que dans l'espoir d'accéder à cette joie parfaite que le Christ a promise. Mais cette expression dont la foi n'enlève rien à la puissance tragique n'est rien à côté de la dernière lettre envoyée à sa soeur Diane. Jourdain sait alors que sa mort est proche: son souci n'est plus tant celui d'apporter une consolation à Diane que de lui exprimer le fond de son âme.
"Du reste, c'est peu de choses, Chère, que ce que nous nous écrivons l'un à l'autre: c'est au plus profond de nos coeurs qu'est la ferveur de dilection dont nous nous aimons dans le Seigneur; et c'est là, dans cette intime affection de la Charité, que tu me dis, et que je te dis sans fin, ce que nulle langue ne peut dignement exprimer, et nulle lettre contenir.

O Diane, que l'état présent qu'il nous faut supporter est misérable, puisque nous ne pouvons nous aimer l'un l'autre sans douleur, penser l'un à l'autre sans anxiété!

Car enfin, tu souffres, tu te tourmentes parce qu'il ne t'est point accordé de me voir sans cesse; moi je me tourmente de ce que ta présence m'est trop rarement donnée.

Qui nous conduira dans la Cité forte, dans la Cité du Dieu des armées, fondée par le Très-Haut, où nous ne soupirerons plus, haletants, ni après lui, ni l'un après l'autre? Ici chaque jour nous sommes lacérés, et les entrailles de nos coeurs déchirées, et chaque jour nos propres misères nous forcent à crier: "Qui nous délivrera de ce corps de mort?"

Et pourtant nous devons patiemment porter cette vie, et autant qu'il est possible à notre quotidienne pauvreté, recueillir notre âme en Celui-là seul qui peut nous affranchir de toutes nos pauvretés, en qui seul nous trouvons le repos, et hors de qui, en tout ce que nous voyons, nous ne trouvons que tribulation et qu'abondance de douleur"
(lettre 50, p. 139-140)
Les lettres de Jourdain à Diane manifestent avec éclat qu'il n'est pas de mystique qui n'aie un corps, et un corps humain. Pourquoi Dieu aurait-il pris sur Lui ce corps si ce n'était pour unir l'homme à Lui dans les profondeurs de ses entrailles désirantes?