mercredi 26 mai 2010

Le manuel du parfait petit chercheur. 1, La Bibliothèque nationale de France, rue de Richelieu, ou "le bizutage n'est pas mort".

Imaginez. Vous êtes un jeune étudiant fringant (fringant étudiant jeune êtes-vous, dirait Jean Raspail - bon ça va, j'arrête de m'acharner), dans une matière classée dans ce qu'on appelle les Sciences humaines. On va dire en histoire, pour simplifier un peu.

Vous avez un sujet de recherche. C'est déjà un bon début. Vous avez même une vague idées des sources que vous allez rechercher pour pondre votre chef d'oeuvre. C'est encore mieux. Vous avez même un début de bibliographie sous la main - là, c'est carrément du délire !

Bref, vous commencez par le commencement : aller faire un tour à la Bibliothèque nationale de France, l'originelle, rue de Richelieu à Paris. Car vous avez noté (vous êtes déjà brillamment organisé) qu'il y a des trucs susceptibles de vous intéresser, dans de multiples départements : manuscrits, manuscrits orientaux, estampes et photographie, arts du spectacle, monnaies-médailles z'et antiques, que sais-je. Si vous réunissez tous ces départements, vous êtes drôlement chanceux, du reste.

Vous devez pour cela vous faire faire ... UNE CARTE DE LECTEUR ! Soyez prévenus : ça va vous coûter cher, et en plus, la plupart du temps, on vous la refusera. Même si vous proposez de payer le double. Car voyez-vous, pour avoir accès à la vénérable institution, il faut se munir d'un CV, d'une facture d'électricité (c'est sûrement pour vérifier si vous êtes honnête et que vous vous acquittez de vos créances à EDF, j'imagine). Et aussi d'une lettre de recommandation de votre directeur de thèse, dans laquelle ce dernier explique que pour vos recherches, vous avez besoin de chercher. Ne riez pas. J'ai déjà vu un vieux professeur et historien d'une grande université se faire refuser le renouvellement de sa carte, car il n'avait pas de lettre de recommandation de son directeur de thèse. J'étais affreusement gênée d'assister à cette séance d'humiliation que le fonctionnaire en poste semblait se faire un plaisir d'infliger à cet honorable personnage.

On va admettre qu'on vous a accordé le Saint Graal - sinon on ne va jamais s'en sortir - et qu'on vous a remis une carte avec une immonde photo de vous prise avec la webcam de la Bibliothèque, photo sur laquelle vous avez au mieux l'air d'un tueur sanguinaire.

À partir de là, je vais vous guider dans le saint du saint - j'ai nommé le département des manuscrits occidentaux. J'ai choisi celui-là parce que c'est celui que je connais le mieux - j'effleurerai quand même un peu, pour la déconne, celui des estampes, où il faut se balader armé. Les autres, je ne sais pas, je n'ai jamais eu le courage.


Poussez la porte des Manuscrits. Adressez-vous au guichet à gauche en entrant. Demandez une place. Donnez votre carte et prenez l'air "au courant", sinon on vous collera aux places des bleusailles, près des baies vitrées, où il fait très froid en hiver, et où l'on cuit à l'étuvée en été. On vous remet, en échange de votre carte, une plaque verte, un bout de papier bristol et une clé avec un numéro. Très important : chacun de ces trois éléments est très important, voire indispensable à votre survie.
Maintenant, ressortez du département et allez planquer vos affaires dans l'un des casiers, celui dont le nombre correspond à ce qui est écrit sur la clé. Attention : rien à voir avec le nombre inscrit sur la plaque verte : ça, c'est votre numéro de place. Si les deux ne correspondent pas (alors que ça vous faciliterait l'existence), c'est normal, c'est fait exprès pour vous embrouiller.

Dans votre casier, vous laisserez tout votre barda. Vous ne rentrerez dans le département qu'avec votre ordinateur, un crayon à papier (jamais de stylo plume, malheureux, ou vous serez brûlé vif), du papier, éventuellement un petit cahier. Les classeurs et les pochettes sont interdits. Ainsi que les manteaux ou les trop grands pulls. Et les bouteilles d'eau ainsi que toute forme de boustifaille, bien évidemment.

Retournez dans la salle des manuscrits. Repérez le numéro inscrit sur votre plaque verte et cherchez la place qui correspond. Installez-vous. Ensuite, on va imaginer que vous avez déjà la cote du manuscrit que vous cherchez (je développerai une autre fois les joies des catalogues de la BnF). Allez au fond de la salle et remplissez une fiche par cote demandée. Sur chaque fiche, on vous demandera votre nom complet, votre adresse (code postal compris), la cote du manuscrit (ou vous fera éventuellement grâce de l'auteur) et la raison qui vous pousse à avoir l'outrecuidance de déranger du personnel compétent pour si peu.

C'est là que commence un des plus infâmes bizutages que je connaisse. Vous faites la queue pour donner votre petite fiche au préposé. Là, les moins méchants vous engueulent sévèrement parce que vous n'avez pas vérifié si la cote est microfilmée (espèce de pauvre imbécile). Les plus vicieux vous rendent votre fiche sans rien dire et vous devez deviner tout seul ce qui ne va pas, et c'est très inquiétant quand ça vous arrive. Tous finissent par vous renvoyer vers le système de concordance des cotes des manuscrits et des microfilms (car ils n'aiment pas vous voir traîner devant eux).

Le système de concordances consistait encore l'an passé en une série de petits fichiers papier dans de petits tiroirs conçus expressément pour vous tomber sur les pieds. Maintenant, c'est dans un ordinateur, vos pieds ne risquent plus rien. En revanche, l'ordinateur, lui, est facile à identifier, c'est le seul de la salle qui porte un post-it avec "hors service" marqué dessus. Vous aurez donc, seconde étape du bizutage, à demander à la "présidence de salle" qu'ils vous donnent eux-mêmes les cotes des microfilms, et croyez-moi, ils n'aiment pas beaucoup ça.

Allez, on va dire que c'est votre jour de chance : pas de microfilm (on en reparlera, ne vous inquiétez pas). Vous aurez le droit d'avoir sur votre table un manuscrit tout beau. Retournez au fond de la salle et tendez de nouveau au bibliothécaire votre fiche. Il ne réagira pas. C'est en effet la seconde étape du bizutage.

Pourtant, je vous avais bien dit de ne PAS lâcher la plaque verte. Vous n'écoutez rien. Bon. Retournez la chercher à votre place.

En effet, avec la fiche remplie, il faut donner la plaque verte. C'est histoire de vérifier qu'on ne vous a pas laissé entrer comme ça, des fois que.

Retournez ensuite à votre place. On vous apportera votre manuscrit... quand on vous l'apportera. Non, il n'y a pas de temps déterminé. Cela peut prendre 20 minutes comme deux heures et demie. Pensez à prendre de la lecture.

Quand on vous apporte vos manuscrits : on vous les apporte tous en même temps. Ce qui fait que bien sûr, vous les empilez, car les tables sont fatalement limitées dans l'espace. Vous commettrez sûrement l'erreur irréparable d'en ouvrir un sur deux ou trois autres. Vous vous ferez bien engueuler et franchement, vous l'aurez bien mérité. N'essayez pas d'arguer du manque de place ou vous vous ferez définitivement exclure de la salle.

Ah oui : pendant votre journée de recherches, vous voudrez sûrement sortir pour prendre un café ou allez aux toilettes. Les toilettes existent, elles sont au sous-sol auquel on accède en allant à droite à l'entrée de la BnF (les manuscrits, eux, sont au premier étage, sur la gauche, donc à l'opposé). Vous sortirez donc de la salle. Malheureusement, vous ne pourrez jamais rentrer, sauf à parlementer un quart d'heure avec le nouveau préposé à l'entrée (encore moins susceptible de vous reconnaître que celui qui était là quand vous êtes arrivé). Car vous avez en effet oublié... si, rappelez-vous... vous avez oublié de prendre avec vous la petite fiche bristol qui est un laissez-passer de sortie temporaire, et que vous devez exhiber quand vous rentrez de votre pause-pipi. Je vous avais bien dit que chacun des trois éléments qu'on vous délivrait au début était essentiel.


Voilà, maintenant, vous êtes globalement paré. Pour sortir, sachez que vous devrez rendre votre plaque orange, on vous rendra votre plaque verte, vous passerez en présidence de salle pour que le conservateur vérifie vos petites affaires (des fois que vous ayiez tenté de piquer une enluminure) et vous délivre un laissez-passer de sortie définitive. Rendez le (avec la plaque verte à l'entrée et le fameux laissez-passer de sortie temporaire, car ils font de la récup'), sortez récupérer vos affaires dans le casier et re-rentrez avec vos affaires pour rendre la clef ... N'oubliez pas de récupérer votre carte car je vous rappelle que pour l'obtenir, c'est très difficile.


Variantes :
vous avez un microfilm . Inscrivez sa cote sur la petite fiche de commande. Tendez-la au préposé avec la plaque orange. On vous attribuera (plus ou moins rapidement, parfois il y a une liste d'attente) une place de microfilms avec le microfilm idoine et congruent. Quand vous aurez terminé avec, n'oubliez pas de récupérer votre plaque orange ! Sauf si vous avez fini votre journée, auquel cas vous pourrez demander directement votre plaque verte.

autre variante :
vous voulez mettre vos manuscrits de côté pour le lendemain : la demande se fait avec de petits papiers jaunes sur lesquels vous devez écrire les mêmes renseignements que pour la demande. Oui, votre adresse et tout le barda, exactement. Normalement, si vous faites ça bien, il y a des chances pour que le manuscrit soit encore là demain.


Autres éléments en guise de vade-mecum :

- les estampes, c'est difficile à trouver. Au second étage au fond d'une cour par laquelle on accède à une petite porte au fond à droite pas loin de la machine à café : trop facile. En revanche, il est quasi impossible d'y obtenir ce que vous demandez.
- encore plus fort, si vous franchissez cette première étape : accéder à la réserve du cabinet des estampes, un endroit où l'on examine votre bobine par une caméra avant de vous ouvrir la porte. je ne déconne pas - c'est au cas où vous auriez l'idée de piquer une estampe de Dürer représentant la bombe atomique. Là, avant même qu'on vous dise bonjour, on vous demandera sur un ton sans équivoque "ce que vous cherchez là". Au demeurant, si votre tronche leur revient, il y a des gens charmants qui n'ont pas l'habitude de voir du monde (car leurs collègues des estampes, par lesquels vous devez passer avant d'arriver là, refusent en général de vous laisser passer) et qui sont prêts à se mettre en quatre pour vous rendre service, et ce n'est pas si courant dans une institution de conservation.


Sinon, on peut toujours aller voir le trône de Dagobert au Monnaies, médailles et Antiques. Là, pas de laissez-passer. En revanche, les horaires d'ouverture sont... épisodiques.


Et si le soir même vous cauchemardez à propos d'un bibliothécaire qui vous hurle dessus pour des histoires de plaques en plastique vert et orange, sachez que nous sommes tous passés par là. Et que moi-même, il m'arrive régulièrement d'oublier ma plaque verte. On n'en sort pas.







Parfois, j'envie les copains qui bossent dans UN labo avec, en tout et pour tout, UN microscope, du papier, un crayon gris et douze tubes à essais.



15 commentaires:

  1. C'est aussi kafkaïen à la Bibliothèque François Mitterrand ? Ou bien est-ce mieux organisé ?

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  2. > Sébastien,

    Oui, presque. Mais c'est encore plus subtilement pervers.
    C'est prévu pour bientôt, vous serez édifié !

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  3. J'adooore! Ambiance stalinienne, quand tu nous tiens...

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  4. Et il y a encore des gens qui ont envie de faire de la recherche ???

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  5. J'ai découvert les "merveilles" du site Richelieu le mois passé. Aux Manuscrits, une fois passé (difficilement, certes) le barrage de l'antichambre pour accéder à la salle proprement dite, ça c'est à peu près bien passé. En revanche l'après-midi j'ai commis l'erreur d'aller au département des Estampes, et j'en suis ressorti le soir avec des envies de meurtre et la certitude que ces gens se foutent aussi bien de la conservation du patrimoine que de l'aide à la recherche, et que tout ce qui les intéresse, c'est de faire raquer le client. Oui là je crois que "client" est beaucoup plus approprié qu'"usager" (et encore, le client est roi, lui).

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  6. Finalement, je ne regrette pas de ne pas avoir fait d'histoire.

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  7. > Tous,

    J'étais sûre que ça vous plairait ! Evidemment, tout ce qui est raconté (et sera raconté) m'est arrivé, Dieu merci pas tout en même temps. Dieu merci également, tous les fonctionnaires des institutions patrimoniales ne sont pas méchants comme la gale, beaucoup sont adorables. Mais quelques-uns, qui par principent haïssent les lecteurs (ces feignasses de chercheurs payés à rien foutre) et détestent l'idée de les laisser consulter "leurs" précieux documents, ont la furieuse capacité à vous gâcher l'existence.

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  8. C'est le parcours du combattant, votre histoire. Vous faites l'Ecole des Chartes?

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  9. Ah ! Les délices de Richelieu !! La grande salle me manque, tiens.

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  10. > Floréal :

    J'en suis sortie il y a deux ans.


    > Geargies :

    Oh là, elle ne me manque pas, à moi :)

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  11. Ouh je suis contente de n'avoir besoin que de mes bouquins et d'un stylo! J'ai vécu le coup des casiers et des sacs en plastique à la British Library Londres ceci dit, mais c'était quand même moins compliqué.

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  12. Je n'ai rien compris moi : elle vient d'où la plaque orange ???

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  13. > M* :

    Tu vas bien à la BU quand même, au moins pour prendre des cafés avec les copains doctorants :) ?


    > Louxhor :

    on te la donne en échange de ta plaque verte, au fond de la salle, juste avant de te communiquer tes documents.
    J'ai pas bien compris l'intérêt du coup des deux plaques, mais c'est comme ça...

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  14. Ahhh, voilà un complément indispensable à ta longue explication.

    Il faut bien l'admettre, les AN c'est nettement plus simple (comment ça non ?).

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