mardi 1 juin 2010

La Foire aux âmes noires.





Ploum-ploum, ploum-ploum-ploum, ploum-ploum, ploum-ploum-ploum...

Précisément, là, je suis en train de fredonner l'inoxydable Sarabande de Haëndel, lequel doit tout à Kubrick qui a assuré l'immortalité de ladite Sarabande en la choisissant pour musique de son Barry Lyndon.





Je ne me prononcerai pas sur Kubrick dont je n'ai vu que deux films, tous deux des adaptations de romans, à savoir Shining et, donc, Barry Lyndon. Point commun aux deux : le fait que l'adaptation n'a que peu à voir avec le bouquin de base. Et que, dans le cas de Barry Lyndon, je peux largement affirmer que la lecture du livre m'a bien plus traumatisée que le film - vu à dix-huit ans, à l'époque où l'on se fait une gloire de ne pas aller voir les blockbusters américains et de leur préférer le cinéma de minuit où l'on voit des films russes des années 90 et d'autres avec Greta Garbo, sur la 3.

J'ai enchaîné deux romans de William Makepeace Thackeray récemment, Barry Lyndon et La Foire aux Vanités. Précisions d'emblée : j'entends toujours aussi mal l'anglais, donc oui, je les ai lus en traduction. C'est très mal, je sais. Dans les deux cas, je suis ressortie passablement éprouvée de ces deux tableaux magistraux de la société anglaise (et européenne) dans toute son hypocrisie, ses minableries, sa capacité à écraser l'individu qui tente de rompre les équilibres établis.

Les deux personnages de ces romans, Rebecca Sharp et Redmond Barry, sont des parvenus, quasiment sortis du ruisseau à la force de leur poignet et de leur cerveau, sans jamais se reposer sur leurs acquis. Prêts à tout, il leur manque aussi la sagesse de savoir s'arrêter, pensant toujours pouvoir obtenir mieux : la présentation à la cour, un titre nobiliaire, un époux plus riche... Deux personnages principaux qui sont tout sauf sympathiques tant ils assument avec naturel leur arrivisme - encore plus flagrant chez Barry Lyndon, qui raconte à la première personne, sans jamais s'émouvoir, les pires filouteries et les maltraitances qu'il inflige à sa femme, laquelle ne l'intéresse que par son argent.

On a beaucoup dit que Thackeray avait un côté moralisateur et bondieusard, ce qui expliquait que ses personnages finissaient assez mal. Rebecca voit ses derniers projets de mariage et de richesse s'effondrer et doit se retirer dans une semi-honte, désavouée par ses anciens amis, tandis que Barry meurt au bout de vingt ans en prison pour dettes. À mauvaise vie, mauvaise fin, quoi.

Pourtant, si la vertu semble récompensée à la fin des romans, peut-on vraiment dire que Thackeray soit si complaisant que cela envers les "gentils" de ses romans ? L'amie de Rebecca, l'éternelle veuve éplorée Amelia Sedley, qui finit (enfin) par être récompensée de ses vertus et de ses misères, apparaît surtout comme une faible d'esprit, geignarde et gnan-gnan. Rawdon Crawley, le mari de Rebecca, a beau jeu de s'indigner de la duplicité de sa femme, quand elle échoue : après tout, il l'a bien encouragée dans cette voie et en a largement profité. Georges Osborne, le premier mari d'Amelia, est un crétin orgueilleux (heureusement qu'il meurt vite !).

Quant à Lady Lyndon, présentée dans le film de Kubrick comme la victime innocente et dupée de l'ignoble Barry, elle semble bien responsable pour une bonne part des malheurs qui lui arrivent. Sous la plume de Thackeray qui fait parler Barry, on sent le reproche selon lequel, finalement, elle n'est qu'un personnage de faible caractère, qui cède trop facilement, d'abord par coquetterie, puis par lâcheté, en sachant parfaitement qu'elle se donne à un vaurien, et sans savoir en tirer parti par la suite : plutôt que de se complaire dans le malheur, elle eût probablement bien mieux fait de contribuer aux roueries de son époux. En outre, Thackeray lui donne un côté bas-bleu, et un soupçon d'aspect pouffe de luxe qui la rend tout sauf attachante.

Nous en revenons donc à la question de l'adaptation cinématographique de ces deux oeuvres - car La Foire aux Vanités a été également adaptée par Mira Nair, il y a quelques années, avec Reese Witherspoon et son joli minois (c'est bien toute sa capacité d'actrice) dans le rôle de Rebecca Sharp. Je reproche aux deux cinéastes non la qualité du film (bonnes reconstitutions historiques, belles images, en général acteurs plutôt bons - James Purefoy en Rawdon Crawley, outre sa très belle gueule, est parfait de vulgarité et de veulerie, tout en restant attachant dans sa médiocrité) mais d'avoir considérablement édulcoré l'esprit du roman. Oui, même Kubrick, quoi qu'on en dise.
Pour la simple et bonne raison que dans ces deux films, finalement, l'idée c'est que le héros, c'est le méchant, et que les autres sont ses victimes. Alors que dans les romans de Thackeray, c'est plutôt "tous affreux, sales et méchants, les autres étant des faibles et/ou des imbéciles". Chez Kubrick, par exemple, le fils de Lady Lyndon, lord Bullingdon, apparaît comme le défenseur attitré de sa mère, sur le mode allô docteur Freud. Alors que chez Thackeray, il est clairement expliqué que la mère n'éprouve que très peu d'affection pour son fils du premier lit, qu'elle se remet facilement de l'annonce de son (faux) décès en Amérique, et que le rejeton n'est pour rien dans la chute de Barry - alors que c'est lui qui en est l'auteur dans le film.

L'éclat des personnages de Thackeray est d'autant plus trouble que même les plus veules sont rattrapés par un bon côté plus ou moins apparent : Rawdon Crawley, c'est l'amour paternel. Georges Osborne, c'est la mort en héros à Waterloo. Lady Lyndon est pitoyable dans ses tentatives désespérées d'échapper à son second époux, qui la bat, l'insulte et la ruine. Barry Lyndon a un humour ravageur, une misogynie grinçante tellement osée, un vrai courage (dans sa carrière militaire et dans son appétit pour le duel), une franchise telle et une capacité à tout assumer qui le rend finalement bien plus humain que l'icône aventurière du film de Kubrick.

Il est étonnant du reste que même Kubrick, qui me semble pourtant expert en la matière, n'ait pas vraiment su capter la noirceur de l'esprit de Thackeray. Ma conclusion est toute simple : encore une fois, les romanciers du XIXe siècle sont très forts et ont déjà tout compris avant que Freud et ses copains psychanalystes viennent nous casser les pieds avec leurs interprétations à la noix. Thackeray sait que l'homme est terrible, porté à la luxure, à la haine au lucre et à la jalousie, et que l'argent et la pression sociale corrompt tout en lui, mais qu'il peut aussi être parfois, un peu, un tout petit peu, touchant, humain.

Bref, il faut lire Thackeray.




8 commentaires:

  1. Tiens, je ne suis pas venu à bout de La Foire aux vanités, lors de ma première tentative, il y a quelques années. Il va falloir que je retente ma chance...

    Mais je doute d'aimer autant Thackeray que Thomas Hardy.

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  2. Un bel article, qui donne envie de lire Thackeray!

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  3. > Didier,

    Réessayez ! De mon côté, je suis en train de tenter de lire Jude l'Obscur, et je vous avoue qu'entre les dialogues verbeux, les scènes qui ne servent à rien mais qui se veulent hautement symbolique (allez, je vous décrit un petit lapin pris au piège) et l'intrigue qui n'avance pas... j'ai surtout envie de flanquer des baffes à cette lavasse de Jude et à cette pouffiasse intellotte pseudo-choquante (ohlala, les saints c'est comme les demi-dieux de l'Antiquité païenne, ouh la subversion) de Sue, je n'accroche pas des masses.

    Enfin, on verra bien.


    > Floréal :

    ça vaut vraiment le coup !

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  4. Artémise,
    Il FAUT compléter votre Kubrickographie, c'est une œuvre maîtresse. Vous êtes toutefois dispensée de subir le pénible "Spartacus", projet qu'il ne fit que récupérer en cours de route.

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  5. > Fromage,

    Ah tiens, c'est vrai, Spartacus. Je l'ai vu en cours de latin, à la fin d'une année de collège, quand la prof avait la flemme de faire cours et nous montrait des péplums. C'est vrai que c'est pénible.

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  6. Non seulement il est cinématographiquement pénible, mais en plus j'ai passé deux heures à rester hypnotisé par le trou-du-menton de Kirk Douglas – ce qui m'a complètement déconcentré.

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  7. En ce qui me concerne, si j'ai vu la majorité des films de Kubrick, je ne suis (honte sur moi) pas allé lire le Barry Lyndon de Thackeray. Je suis donc tout prêt à croire tout le bien que tu dis que ce dernier, en revanche j'ai du mal à croire qu'on a vu le même film. ^^ Un Redmond "héros méchant" entouré uniquement de "victimes"??

    Lord Bullington, par exemple, est un parfait petit péteux salopiaud, et c'est bien moins sa mère (dont il fait d'ailleurs le malheur) qu'il donne l'impression de défendre, que l'accès à sa caste et à ses privilèges. Ce qu'il reproche avant tout à Barry, c'est d'être un parvenu et non pas un aristocrate "naturel", qui ne doit son rang qu'à son sang.

    Quant à ce dernier, je ne le vois pas non plus comme une "icône aventurière" clairement condamnée, mais bien dans cette humanité entre deux eaux que tu décris par ailleurs. C'est un naïf, voire un niais, un peu faible mais avec de temps en temps des bouffées d'orgueil, qui va découvrir progressivement la corruption du monde, tantôt en en faisant les frais, tantôt en en profitant - et vouloir à son tour une part du gâteau. Et la noirceur de la chose est finalement que c'est par ses "bons" côtés qu'il est puni: il peut tricher au jeu ou être un mari exécrable en toute impunité; mais il gâte trop son fils dont il est fou, provoquant indirectement sa mort; il agit en "gentleman" lors du duel avec le premier fils de sa femme, qui en profite de façon indigne. Il n'est jamais "franchement" sympathique mais il a aussi ses côtés touchant et finalement pathétique.

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  8. > Léopold,

    Pas d'accord, Kubrick souligne de manière bien lourdingue le lien privilégié entre lord Bullingdon et sa mère à laquelle il est tout le temps collé.

    Sur le reste, rapidement : le bouquin est bien plus drôle de méchanceté, à mon humble avis, car les personnages sont à la fois bien plus dégueulasses et bien plus humains. Je te le recommande vivement :)

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