jeudi 15 juillet 2010

La neutralité en histoire.


Si vous êtes historien et que vous avez un tant soit peu de reste de vie sociale, il doit vous arriver de temps à autres d'être invité chez des gens. Si vous êtes historien avec vie sociale et relations chez des gens bien, vous verrez que la conversation arrive fréquemment, dans des milieux où qu'on a de la culture historique que c'est pas comme chez les bobos de gauche qui ne jurent que par Benjamin Biolay et Libération, sur l'Histoire de France. En général, pour s'affronter à coup de dates et d'assertions glanées sur Radio Courtoisie ("et comme disait Robert Faurisson citant les Mémoires sur le Déclin de l'Occident pour moi-même et mon berger allemand d'Otto von Apfelstrudelsglücksdorf, Dachau, 1933, le 8 septemre 1875 à Issoudun, on a le premier exemple de Juif ayant uriné en-dehors d'une vespasienne, ce qui est la première manifestation publique du complot judéo-maçonnico-républicain contre la France"), à propos de sujets aussi passionnants que

- fallait-il réhabiliter Dreyfus (et n'était-il pas un petit peu coupable, quand même, celui-là ? - vaut également pour Roger Salengro, vous savez, le socialiste qui s'était suicidé en 1936) ?
- fallait-il assassiner Jaurès (la réponse est souvent oui) ?
- sait-on vraiment si les chambres à gaz ont existé ?
- Louis XIII était-il vraiment homosexuel ?
- fallait-il guillotiner Louis XVI (la réponse est souvent non) ?
- pouvait-on éviter la révolution ?
- les révolutionnaires étaient-ils des gros salauds (la réponse est souvent oui) ?
- Hitler était-il si méchant que ça ?
- Marie-Antoinette couchait-elle avec Fersen ?
- toutes les calamités en ce bas monde sont-elles dirigées depuis la nuit des temps par les Francs Maçons, volcans islandais compris ?

et ainsi de suite. Notez bien que personne ne se demande jamais si on pouvait éviter la guerre de Trente Ans, ce qui est ma foi fort dommage.


Si vous êtes historien, que vous avez une vie sociale, que vous êtes invité et qu'en plus, vous êtes poli, vous faites un effort pour participer à la conversation en vous contentant de corriger les dates avancées par vos commensaux. Jusqu'au moment où l'on vous pose la question fatale :

- et toi, tu en penses quoi ?

En règle générale, je réponds un "oh ben moi, je m'en balance un peu, quand même".

Suivent des regards horrifiés. On sent bien dans les yeux de mes interlocuteurs que là, s'ils pouvaient, ils me dénonceraient bien au rectorat pour révisionnisme sauce jemenfoutiste. Puis arrivent les questions inquisitrices : serais-je négligente ? serais-je une vilaine gauchiste ? ou ne ferais-je que peu de cas de l'objectivité de l'historien ?

Sauf que.

La neutralité de l'historien, ce n'est pas de pondre des réponses de social-démocrate ("p'tet bien qu'oui, p'tet ben qu'non") à chaque question historique plus ou moins à la mords moi le noeud. Honnêtement, on s'en fout, de savoir si Louis XVI aurait pu éviter la révolution. Vu que la révolution a bien eu lieu. On s'en fout, de savoir si untel était méchant ou si tel épisode est regrettable. Sans déconner, bien sûr qu'un massacre, qu'un lynchage politique, c'est dégueulasse. Bien sûr que les guerres, dans l'absolu, faudrait éviter.
La neutralité de l'historien commence en évitant les jugements de valeurs. Déjà au collège, mes professeurs d'histoire sanctionnaient les copies qui portaient des mentions du style "l'horrible guerre de Vendée", "les terribles révolutionnaire", "le malheureux Louis XVI", "le pauvre Dreyfus", et ainsi de suite. Quel que soit le personnage, quelle que soit la période, on doit garder sa réserve. Ses émotions. Son petit jugement personnel.

Aussi l'Ancien Régime, le Moyen-âge, la Révolution, l'Affaire Dreyfus, la Première Guerre Mondiale, ne sont ni bons ni mauvais en soi. Ils ont été, cela suffit. Comprendre ce qui s'est passé me paraît déjà une mission de haute volée, alors juger... D'autant que pour ce que je connais du droit, la justice ne juge que les vivants, pas les morts...



12 commentaires:

  1. distinguer la réalité du texte et la polémique autour du texte. ça marche aussi pour le droit d'ailleurs.

    Et finalement, l'avis des gens d'aujourd'hui sur ce qu'auraient du faire des gens d'autrefois, ils s'en grattent les quenottes, les gens d'autrefois!

    RépondreSupprimer
  2. Ernestin :

    Bah oui :)

    En outre, c'est bien joli de dire "les révolutionnaires, c'était des gros vilains". N'empêche que j'ai plus d'admiration pour les révolutionnaires que pour beaucoup de nos contemporains. Et pourtant, la révolution est une période qui ne me fait que très moyennement fantasmer.

    RépondreSupprimer
  3. Où est le bouton "j'aime"?
    Je ne sais pas si la tendance à observer l'événement du passé avec le filtre de nos convictions ou "des valeurs d'aujourd'hui" est spécifique à notre époque, mais ce filtre me semble bien malsain, même à moi qui ne suis pas historienne.

    RépondreSupprimer
  4. > Marie,

    merci !
    le bouton, je peux toujours demander à l'Epoux de m'en concevoir un ;)
    Ce filtre est tout à fait adaptable à d'autres domaines, tu sais : par exemple, refuser de lire du Céline parce que le bonhomme sent le soufre, refuser de lire du Théophile Gautier ou Ovide "parce que c'est immoral", encenser systématiquement Voltaire ou, à l'inverse, refuser qu'on commémore les 400 ans de la naissance de Corneille parce qu'il a, comme tout le monde, été lié au commerce d'esclaves.

    RépondreSupprimer
  5. J'adore ta liste des sujets de conversation, elle m'a fait beaucoup rire (et ce n'est pas du luxe en ce moment)! :-D

    Enfin, je n'irai pas jusqu'à interrompre mon écoute d'Ariodante pour lancer du Benjamin Biolay (faut pas déconner non plus), mais je suis quand même rudement content de ne pas trop fréquenter de "gens biens".

    Effectivement, la chose est tout à fait transposable dans le domaine littéraire. Personnellement, avec les sujets que j'étudie, je passe, simultanément, aux yeux de certains de mes professeurs, pour un matérialiste athée, libertin d'esprit et probablement de mœurs, qui doit bouffer du curé à tous les repas, et aux yeux de certains autres, pour un catho forcément tradi / papiste / réac' fanatique. Et ça me fait bien marrer.

    RépondreSupprimer
  6. Comme toujours vous lire est un plaisir. Quel bonheur d'apprendre que le nuage volcanique qui a bloqué le ciel européen il y a peu a été suscité par un israélite qui urinait en dehors des clous voici plus d'un siècle!
    D'ailleurs la mort de Louis XVI, ce sont EUX (il s'appelait comment le bourreau).

    Sinon la neutralité pourl'historien me semble être un programme bien ambitieux avec les faiblesses humaines. Qu'il se contente d'être de bonne foi lorsqu'il cherche les causes et les conséquences. Il me semble que c'est sa raison d'être,plutôt que de se contenter de décrire ce qui s'est passé.

    Sur le vocabulaire, c'est vrai qu'il faut faire attention, mais il n'est peut-être pas faux de dire que la guerre de Vendée était horrible (même pour l'époque), que Fouquier-Tinville devait être terrible dans son tribunal ou Robespierre à la tribune (celui fut fatal) et Louis XVI passablement malheureux en quelques occasions.

    Sinon de là à dire si telle action fut un bien ou un mal?

    RépondreSupprimer
  7. > Léopold,

    oh, tu sais, je passe pour une sale gauchiste chez certains réacs, et pour une perverse traditionnaliste ailleurs, à la longue, on s'habitue :)


    > NAIF :

    Merci !
    votre commentaire tombe à pic, je prépare justement un p'tit quelque chose sur l'enseignement de l'histoire dans le secondaire !

    (votre "il s'appelait comment le bourreau" m'a fait mourir de rire, merci !)

    Sur le vocabulaire, je suis tout à fait d'accord. Cela dit, on peut montrer que la guerre de Vendée fut extrêmement violente, sans pour autant sombrer dans l'interprétation psychologisante ou la narration larmoyante. Pour la simple et bonne raison que nous parlons d'hommes que nous ne connaissons pas. On ne peut pas se contenter d'un "Fouquier-Tinville était un gros salopard" ou d'un truc du style "la Vendée est un génocide". De même que dans toute dissertation de khâgne, c'est pas la peine de préciser "Machin, le grand auteur du XVIIIe siècle", on s'en fout.

    Bien sûr, c'est compliqué, et tout est une question de dosage. J'ai vu des colleurs lyncher un malheureux agrégatif pour pas grand chose - notamment une fois où un type s'était aventuré à dire "le pauvre Dreyfus se voit déporté à l'île du Diable".
    Un malheureux adjectif et l'examinateur a failli avoir une syncope devant ce qui était pour lui un énorme et très vilain jugement de valeur.

    RépondreSupprimer
  8. Très beau listing des poncifs de table, vous noterez l'absence absolue de question véritable, on vous demande d'opiner avec un air gourmand histoire de trancher entre tonton Jean-Paul et Tata Irène sur leurs éternelles querelles du qui a fait quoi, et qui était le meilleur de Napoléon et de sa cantinière cette terrible oubliée de la grande Histoire, ça ressemble un peu à cette scène de Tandem où Rochefort doit répondre à des questions du jeu à mille francs pour voir s'il est vraiment si fort que ça

    RépondreSupprimer
  9. > Memento Mouloud,

    Et encore, les sujets historiques, c'est toujours l'occasion de rigoler, alors que quand ça commence à dégénérer sur les questions politiques passionnantes ("Sarkozy est-il méchant ?"), fini les anecdotes croustillantes, on s'amuse infinement moins.

    Une fois, chez des amis, j'ai assisté à un débat homérique sur les accords de Munich - en gros, le frère et la soeur se sont écharpés pour savoir s'il fallait ou non signer les accords de Munich.

    J'ai attendu patiemment dans mon coin et ce n'est qu'au bout d'une demi-heure d'acharnement des deux parties que j'ai demandé si c'était vraiment intéressant de se poser la question, vu que finalement, ils ont été signés et ce depuis un bon bout de temps, ces accords.

    "et le combat cessa faute de combattants".

    RépondreSupprimer
  10. Vous avez aussi la version Yolande d'Aragon a fabriqué cette brave Jeanne d'Arc atteinte de maladie nerveuse et la chevauchée fantastique du contradicteur, "si elle était pas inspirée la petite, comment elle l'aurait reconnu le Charles VII, hein, c'est pas vrai ?"

    RépondreSupprimer
  11. > Memento Mouloud,

    il y a aussi le super adepte des miracles, capable de vous soutenir que "en tant qu'historienne, je ne PEUX PAS NIER que c'est la Vierge qui a sauvé tel bled (Nouans le Fuzelier, Saint Dizier, Morsang sur Orge) de la peste ou des Allemands en 1870".

    Mais oui mon chou. Si je mets ça dans ma thèse, je vais avoir l'air sérieux, tiens.

    RépondreSupprimer
  12. Le pire c'est le général à la retraite épris de généalogie et de batailles navales. Celui-là en société, est un véritable boulet de Mersenne.

    RépondreSupprimer

Soyez gentils, faites l'effort de signer votre message - ne serait-ce que dans le corps d'icelui, si vous ne voulez pas remplir les champs destinés à cet effet - c'est tellement plus agréable pour ceux qui les lisent...