jeudi 17 décembre 2009

Le duc de Vallombreuse, héros romantique.

C'est pas neuf : quand vous lisez un roman, vous vous rendez rapidement compte que le méchant est toujours finalement bien mieux que le gentil héros tartignolle qui gagne à la fin.
Ainsi, dans le Capitaine Fracasse, du bon Théophile Gautier, le méchant duc de Vallombreuse est infiniment plus intéressant que ce brave baron de Sigognac, qui, à part être pauvre et courageux, n'en demeure pas moins couillon au possible.

Il n'y a qu'à voir combien l'auteur prend un plaisir non dissimulé à nous décrire la beauté sombre et parfaite, le caractère violent - puis la rédemption finale - de son personnage. Résumons : le duc de Vallombreuse a repéré la comédienne Isabelle qui lui a tapé dans l'oeil. Manque de chance, Isabelle est éprise du baron de Sigognac, entré sous le nom de Capitaine Fracasse dans la troupe de comédiens d'Hérode par amour pour la demoiselle (et aussi parce qu'étant fauché comme les blés, il n'a rien d'autre à faire de ses journées). Vallombreuse se bat en duel avec Sigognac, tente de le faire assassiner, fait enlever Isabelle qu'il séquestre dans le château de son père. Au moment où il va carrément la violer (vu qu'elle lui résiste), il est blessé par Sigognac arrivé à la rescousse, et apprend (re-manque de pot) qu'en fait, Isabelle est la fille cachée de son père, donc sa demi-soeur. Il manque mourir de ses blessures puis s'amende et se rachète une conduite en favorisant le mariage de sa soeur avec Sigognac.

Pendant longtemps, je me demandais ce que l'auteur pouvait bien trouver à son héros, le Capitaine Fracasse, pour en faire un roman. Pauvre, vertueux, bon à l'escrime mais mou et chiant à mourir... Même question pour Isabelle : certes belle et vertueuse, mais larmoyante et ennuyeuse.
Jusqu'au jour où j'ai compris que le vrai héros de l'histoire est bel et bien le duc de Vallombreuse. Alors qu'on ne sait quasiment rien du physique de Sigognac (sinon qu'il n'est pas trop moche, logique, sinon Isabelle ne tomberait pas amoureuse de lui), Gautier consacre une bonne vingtaine de pages en tout à décrire le visage de Vallombreuse, tel qu'il est animé par le désir, déformé par la colère, pâlissant sous l'effet de la haine, toujours éclatant de beauté parfaite. Aux descriptions du visage il faut ajouter celles, jubilatoires de précision, consacrées aux habits du duc. Perles, dentelles, velours, soieries, boucles de cheveux, tout y passe. Le duc de Vallombreuse est une pièce d'orfèvrerie à lui tout seul. Violent, pervers, certes, mais noble, courageux, superbe même devant la mort.

Les mots dont Gautier se sert pour parler de Vallombreuse après sa défaite révèlent son héroïsme :

(...)Vallombreuse, au même instant, parut sur le seuil de la salle, soutenu par Malartic ; il était affreusement pâle, et sa main crispée tenait un mouchoir contre sa poitrine. Il marchait cependant, mais comme marchent les spectres, sans soulever les pieds. Une volonté terrible dont l'effort donnait à ses traits li'mmobilité d'un masque en marbre, le tenait seule debout. Il avait entendu la voix de son père que, tout dépravé qu'il fût, il redoutait encore, et il espérait lui cacher sa blessure. Il mordait ses lèvres pour ne pas crier, et ravalait l'écume sanglante qui montait aux coins de sa bouche ; il ôta même son chapeau, malgré la douleur atroce que lui causait le mouvement de lever le bras, et resta ainsi découvert et silencieux.
(son père lui apprend qu'Isabelle est sa soeur)
"Puisse-t-elle remplacer le fils que vous allez perdre, répondit Vallombreuse, pris d'une défaillance qui fit appraître sur son visage livide les sueurs de l'agonie ; mais je ne suis pas coupable comme vous le pensez. Isabelle est pure, je l'atteste sur le Dieu devant qui je vais paraître. La mort n'a pas l'habitude de mentir, et l'on peut croire à la parole d'un gentilhomme expirant.
(...) - Mais qu'avez vous donc ? dit le prince en étendant la main vers le jeune duc, qui chancelait malgré le soutien de Malartic.
- Rien, mon père, répondit Vallombreuse d'une voix à peine articulée... rien... je meurs".
(blessé, il s'effondre. On attend un médecin : on le couche dans une chambre décrite longuement par l'auteur, qui passe ensuite à Vallombreuse).

Le prince, assis dans un fauteil après du lit, regardait d'un oeil morne ce visage aussi blanc que l'oreiller de dentelles qui ballonnait autour de lui. Cette pâleur même en rendait encore les traits plus délicats et plus purs. Tout ce que la vie peut imprimer de vulgaire à une figure humaine y disparaissait dans une sérénité de marbre, et jamais Vallombreuse n'avaut été plus beau. Aucun souffle ne semblait sortir de ses lèvres entr'ouvertes, dont les grenades avaient fait place aux violettes de la mort. En contemplant cette forme charmante qui allait se dissoudre, le prince oubliait que l'âme d'un démon était en train d'en sortir, et il songeait tristement à ce grand nom que les siècles passés s'étaient respectueusement légué et qui n'arriverait pas aux siècles futurs".

En plus, au cinéma, c'est Gérard Barray.
(alors que Sigognac, c'est Jean Marais. En terme de sexytude, y'a pas photo).



Vallombreuse est aussi celui qui agit, qui refuse la fatalité : Isabelle lui résiste, à lui, l'irrésistible gentilhomme ? Qu'importe, il l'aura, même s'il doit passer par le duel, l'enlèvement, la contrainte. Sigognac, lui, est essentiellement passif : les duels et les batailles auxquels il prend part n'ont pas été provoqués par lui mais par Vallombreuse. Le Capitaine Fracasse demeure sur la défensive (même auprès des femmes : on ne peut pas dire que ce soit lui qui "attaque" dans sa relation avec Isabelle). Vallombreuse est alors bien le héros dans la mesure où c'est lui qui fait avancer l'action.



Enfin, n'est-t-il qu'un simple "méchant" ? ou un profond pessimiste, qui ne croit pas (plus ?) à l'amour pur et désintéressé, dans un monde où "il y a quelque chose de pourri", surtout dans un milieu de courtisans et de femmes dont la noblesse n'est qu'un mot et dont l'âme est vénale ?
La clef est donné lorsque Vallombreuse, revenu des limbes de la mort, explique la passion que lui a inspirée Isabelle qu'il reconnaît à présent comme sa soeur :

Chère soeur, (...), le frère est auprès de vous en meilleure posture que l'amant ; autant vous étiez rigoureuse à l'un, autant vous êtes douce à l'autre. Je trouve à ce sentiment paisible des charmes dont je ne me doutais point. Vous me révélez un côté inconnu de la femme. Emporté par les passions ardentes, poursuivant le plaisir que promettait la beauté, m'exaltant et m'irritant aux obstables, j'étais comme ce férice chasseur de la légende que rien n'arrête : je ne voyais qu'une proie en l'objet aimé. L'idée d'une résistance me semblait impossible. Le mot de vertu me faisait hausser les épaules, et je puis dire sans fatuité à la seule qui ne m'ait point cédé, que j'avais bien des raisons de n'y pas croire (...). J'ignorais tout ce qu'il y a de pur, de tendre, de délicat dans l'âme féminine. (...) Pour la première fois, un sentiment d'estime se mêla dans mon coeur à l'amour. Votre caractère, tout en me désespérant, me plaisait. J'approuvais cette fermeté modeste et polie avec laquelle vous repoussiez mes hommages. Plus vous me rejetiez, plus je vous trouvais digne de moi. La colère et l'admiration se succédaient en moi, et quelquefois y régnaient ensemble. Même en mes plus violentes fureurs, je vous ai toujours respectée. Je pressentais l'ange à travers la femme, et je subissais l'ascendant d'une pureté céleste. Maintenant je suis heureux, car j'ai de vous précisément ce que je désirais de vous sans le savoir, cette affection dégagée de tout alliage terrestre, inaltérable, éternelle ; je possède enfin une âme".


À la fin du roman, Vallombreuse demeure seul. Un véritable "happy end" se serait conclu par un double mariage : celui d'Isabelle et de Sigognac, et celui de Vallombreuse avec une amie du baron, une douce demoiselle, que sais-je. Il n'en est rien. On sait qu'il s'amende et se repent de sa conduite de libertin, faisant enfin le bonheur des vieux jours de son père, mais Gautier ne lui donne aucun futur amoureux. Seul lui reste l'affection fraternelle qui semble alors la seule possible. Il est la perfection même mais son âme soeur n'existe pas. Pour cet être parfait, l'amour parfait exclut le sentiment amoureux.

Vallombreuse est donc le vrai héros tragique et romantique du Capitaine Fracasse. Parfait de l'extérieur, il se cherche une âme, la trouve, acquiert la perfection intérieure mais cela le coupe finalement du monde de l'amour. Le roman est celui de sa transformation avant d'être le simple récit des aventures du Capitaine. Vallombreuse est l'incarnation de la perfection selon l'idéal des romantiques et des poètes du XIXe siècle (son héroïsme et sa solitude finale sont dignes d'un poème de Baudelaire). Les descriptions si fines et si riches qu'en donne Gautier sont empreintes d'une nostalgie d'un paradis de perfection perdue, que la création littéraire permet d'entrevoir et peut-être d'atteindre. Mais une fois cette perfection atteinte, l'on est retranché du reste du monde.

Théophile Gautier, "poëte impeccable" comme le disait justement Baudelaire, n'est pas le romancier pour les enfants qu'on veut bien nous présenter. Le Capitaine Fracasse paraît à partir de 1861 : à ce moment, Gautier a la cinquantaine, il a été ruiné (et ses illusions avec) par la révolution de 1848. Ce n'est pas une histoire pour faire dormir les petits, mais bien le roman de la nostalgie et de la beauté d'un monde perdu.





Le problème, c'est que dans les dernières pages, on apprend que le duc de Vallombreuse répond au prénom parfaitement ridicule d'Hannibal, et ça casse un peu le mythe. Mais bon, Gérard Barray, quoi.


16 commentaires:

  1. Ca tombe bien, je n'avais plus rien à lire ! Je vais donc poursuivre ma période "littérature du XIXème" en m'attaquant à ce livre avec l'éclairage original que vous proposez.
    pcr

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  2. > PCR :

    Oh oui oh oui lisez Le Capitaine Fracasse !
    Notez, je ne suis pas du tout spécialiste de littérature. L'éclairage que je propose n'engage que moi - encore que je ne pense pas dire de grosse ânerie, dans l'absolu.
    Dans tous les cas, il y a un truc par ligne à tirer de ce roman : un thème, une idée, une image.. Fantastique !

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  3. C'est chouette le Capitaine Fracasse, surtout cette description du château de Sigognac au début (je cite de mémoire) : "Sur les 20 fenêtres, 18 étaient barrées et les 4 autres fissurées"... Je ne sais pas si ça a été "corrigé" dans une édition postérieure mais ça me fait toujours marrer. Comme quoi, les plus grands *aussi* feraient bien de se relire parfois...

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  4. ça donnerait presque à un vieux routard de l'anti lecture (oui la honte) de lire.

    Excellent analyse, même si je me faisais déjà la remarque dans le duel gargamel vs le grand schtroumph.....

    peut être Gérard Barray dans le rôle de Gargamel pourrait renouveler le souffle de la série?

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  5. > La Martienne :

    Vérification faite, dans mon édition, je n'ai pas trouvé...
    Allez, on va dire que le bon Théophile a été victime d'une coquille :)


    > Ernestin :

    Comment osez-vous dire cela de Gérard Barray ! ICONOCLASTE !

    Un jour, vous lirez ;)

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  6. Et bien cela fait regarder d'un autre oeil la version d'Abel Gance de 1943. Là Sigognac est le vrai héros romantique, battu en escrime par son futur beau-frère. Ce dernier n'est d'ailleurs qu'un bellâtre ennuyeux.

    Quitte à apprécier des acteurs inconnus, vous devriez les chercher chez de bons réalisateurs.

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  7. J'essaierai de retrouver mon édition, je suis sûre qu'il y a une coquille !

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  8. "En plus, au cinéma, c'est Gérard Barray (alors que Sigognac, c'est Jean Marais. En terme de sexytude, y'a pas photo)"
    Vallombreuse, un homme, un vrai!
    Passionnant (et très beau) ce billet, je trouve la rédemption amoureuse du duc très belle. Ce thème de l'amour soeur et frère est décidément une constante; on se croirait dans l'Homme sans qualités!

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  9. Et puis faut bien reconnaître que les chapeaux à plumes c'est la classe. Y en a qui ont dû emballer facile avec ça.
    [Bon j'arrête de troller ton beau blog, promis]

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  10. Comme si on n'avait pas déjà assez de lecture en retard, pfff ! Bon, je vais me commander ça : en poche, ça ne devrait pas me ruiner.

    Sinon, Gérard Barray : toute mon enfance ! (Mais rien de sexuel là-dedans, évidemment...)

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  11. Bon c'est vrai qu'Hannibal c'est pas terrible. Si ça peut vous consoler, dans Orgueil et Préjugés, Darcy se prénomme Fitzwilliam, et lui aussi il a la classe quand même.

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  12. Ah, le Capitaine Fracasse, la joie de mes dix ans (et autant de relectures). Assez d'accord avec vous, d'autant que si mes souvenirs sont bons, le lecteur masculin a tendance à s'identifier à Vallombreuse. L'autre a un côté mou du genou, un peu à la Christian dans Cyrano de Bergerac.

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  13. Héhé, moi ce qui m'amuse bien, ce sont les films improbables que l'on croise ici, au détour d'un bouquin... Vous devez avoir une sacré collection de films de cape et d'épée !

    Bon, moi, je suis gentille, un peu naïve alors j'aime bien Sigognac quand même mais votre analyse du duc de Vallombreuse est chouette.

    (Juste pour pinailler : Baudelaire ne supportait pas que l'on déplace une virgule, un accent de ses textes et aussi... qu'on modernise l'orthographe de "poëte" qu'il orthographie donc avec le tréma. Enfin, c'est pas catastrophique, c'est simplement pour que son fantôme ne vienne pas vous tirer les doigts de pieds un jour de neige)

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  14. > La martienne :

    tu me montreras !


    > Sémiramis :

    Merci, ma chère ! Je savais que ça te plairait !


    > Didier :

    Effectivement, il n'y a plus de droits d'auteurs, vous devriez trouver une éditions à trois maravédis, excellent rapport poids-qualité-prix.


    > M* :

    Ah bon, il s'appelle comme ça ? Le pauvre. Je l'avais oublié, ça faisait longtemps (et puis je n'ai vu que le film où on n'entend que des "monsieur Darcyyyyyyyy" :))


    > Baroque :

    Vous me rassurez. Sigognac, il est gentil, mais franchement, on n'a toujours pas compris à la fin du roman ce qu'Isabelle lui trouve. Mystère et bulle de savon.


    > Zabou :

    J'avoue avoir beaucoup regardé la télé pendant mes années de lycée, quand mes parents sortaient pas mal et que sur la 2 et la 3, on pouvait voir un bon paquet de films de ce genre...

    Pour Sigognac, on va dire pour sa défense que c'est un brave type pas rancunier. En plus, il a un chien et un chat sympas, donc ça joue en sa faveur.

    Pour l'orthographe, oh, pardon, mes souvenirs baudelairiens sont un peu vieux. Je corrige. Merci. (j'ai très peur des fantômes).

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  15. Ah, merci, j'avais toujours trouvé Sigognac fade à mourir, mais pas facile d'avouer que l'on préfère Vallombreuse! Je me sens beaucoup moins seule d'un coup.

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  16. > Amélie,

    Mais je vous en prie !

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Soyez gentils, faites l'effort de signer votre message - ne serait-ce que dans le corps d'icelui, si vous ne voulez pas remplir les champs destinés à cet effet - c'est tellement plus agréable pour ceux qui les lisent...