lundi 7 juin 2010

Crime et châtiment.

Ordoncques, j'ai débauché une amie qui bosse sérieusement ses oraux de CAPES d'histoire-géo pour m'accompagner au musée d'Orsay et visiter l'exposition consacrée au - comme son nom l'indique, eh - crime et à sa répression (le châtiment, donc).

Objectivement, l'exposition est bonne. Mais à prendre avec quelques petites pincettes qu'on taxera peut-être de pinaillage d'historien.

Inspirée par Robert Badinter, suivez mon regard, enfin le sien, plutôt, l'exposition rassemble beaucoup de pièces très diverses, articles de journaux, feuillets volants, tableaux archi-connus et d'autres moins, archives de la polices, pièces du musée des prisons de Fontainebleau. Bon point, donc.

Premier problème, la limitation du cadre chronologique, borné (sans le dire) par la Révolution française et l'abolition de la peine de mort en France, en 1981. Pourtant, l'expo commence plutôt bien, avec une définition des crimes et une (courte, mais intéressante) réflexion sur l'évolution de l'échelle de ces crimes : déicide, parricide, régicide, infanticide, génocide... dont l'importance varie au cours des âges, le principal retournement étant le passage du parricide comme crime suprême, à l'infanticide.
La limitation chronologique est, je pense, due à l'impossibilité de traiter le sujet, même en le limitant à la France, sur une période allant ne serait-ce que du Moyen-âge à nos jours, même si les crimes et les châtiments dans l'Ancienne France, c'est tout de même vachement plus rigolo que la guillotine. Mais si vous commencez à traiter ça, ça vous fait une expo dont la visite prendra douze heures, donc techniquement ingérable. Cela dit, ça ne coûtait rien de prévenir en mettant sous le titre de l'expo "en France XIXe-XXIe siècles", parce que là, c'est un peu menteur quand même.

Second problème : la conclusion, c'est un peu "ah et pi, ben, en France, c'est chouette parce qu'en 1981 la peine de mort est abolie, fin de l'histoire". Un peu court, jeune homme, comme conclusion. Car je ne crois pas que l'abolition de la peine de mort soit la véritable clôture de la question du crime et du châtiment en France, vu que je n'aie pas l'impression que l'ensemble de la machine judiciaire se soit retrouvée brusquement au chômage à ce moment. Mais encore une fois, c'est Badinter qui est à l'origine du truc, faut pas être naïf non plus. Un peu comme si vous demandiez à un imam son avis sur l'homosexualité, par exemple.

Troisième problème : encore une fois, les historiens de l'art ont frappé. C'est-à-dire qu'ils se sont beaucoup contentés d'entasser des pièces plus ou moins en rapport avec leur affaire, et que parfois, leur réflexion devient un peu obsure voire frôle carrément le n'importe quoi. Ainsi, on vous colle la statue de la Petite Danseuse de Degas. Si vous êtes un peu historien et que vous faites un peu marcher vos méninges, vous comprenez =>Petite Danseuse => certaine animalité dans la représentation de l'être humain => réflexion sur la part humain/animal => en parallèle, réflexions à l'époque sur la phrénologie, le criminel se rapprochant de l'animal => ah ouais ok.
Bon, c'est quand même assez tordu tout ça.
Autre exemple : vous circulez parmi les portraits de hauts magistrats du XIXe siècles, confits dans leur gras et un soupçon de morgue, et là, on vous colle un tableau représentant une crucifixion. Là encore, il faut articuler ses neurones pour aboutir au => crucifix => justice rendue sous le regard de Dieu comme à l'époque moderne => conception encore Ancien régime de la justice => ah ouais ok.

Quatrième problème, les commissaires de l'expo ont parfois cédé à la tentation de la feignasserie, en remplissant plusieurs salles de pages de garde du Petit Journal, tapissant les murs de gravures représentant les meurtres les plus dégueulasses (notamment plein de femmes coupées en morceaux. J'ignore pourquoi, mais au XIXe siècle, c'est vrai qu'il y a plein d'histoire de femmes coupées en morceaux). Cela dit, si on se marre bien à regarder les images, il faut bien dire que l'empilation d'exemples ne constitue pas une réflexion historique et encore moins artistique.

Cinquième problème, j'ai pas trop compris l'intérêt réel, dans le cadre de la réflexion sur crime et châtiment, de ressortir les archives des débuts de la police scientifique, avec photos, données anthropométriques, fichiers, etc. Cela vaudrait une expo entière, pas une salle rattachée de loin. Car mis à part le côté purement émotif du regard non policier sur ces photos...

Sixième problème, certains éléments ont été pas mal gommés : il manque des documents sur le bagne et sur la déportation (en Guyane et en Nouvelle-Calédonie), et c'est dommage. Sur le même mode, on mélange la détention "de luxe" (pour prisonniers politiques, etc) et la réalité des prisons pour condamnés "de base", ce qui est quelque peu ennuyeux.


Bon. Tout ça n'a pas vocation à enterrer une belle expo. Pour ma part, je suis restée sciée devant certains tableaux, comme le Hitler aux enfers de Georges Grosz, ou l'immence crucifix d'un peintre russe dont j'ai oublié le nom, les toiles représentant la folie (souvent féminine : le tableau de la folle s'apprêtant, poussée par la famine, à dévorer ses enfants, est glaçant), le visage torturé du criminel. Je n'avais jamais vu de guillotine en vrai, et j'avoue que la vision de l'objet est une expérience remuante. Car c'est la peine de mort froide, scientifique, réduite à son côté pratique, calculée au millimètre pour faire son office : entourer le col au plus juste, planche juste assez large pour supporter le corps, panier d'osier noir livré avec pour recueillir le cadavre... c'est tellement maniaque de précision que c'en devient vertigineux.
Autre pièce terriblement marquante, la porte de la cellule des condamnés à mort (conservée au musée des prisons de Fontainebleau), qui comporte encore les graffitis des condamnés qui se sont succédés. Certains disent adieu à leur belle amie, d'autres se contentent d'un lapidaire "pas de chance" en guise de testament. Difficile de rester de marbre.

Pour l'anecdote : je me suis à moitié engueulée avec un type qui visitait l'expo en même temps que nous, devant la représentation (exécutée par plusieurs artistes il y a quelques années déjà) de la Machine de la colonie pénitentiaire de Kafka. Le type prétendait "qu'en France, on réduit nos libertés, et on en arrive à ça". J'ai bondi et répliqué d'un ton fort peu urbain que prétendre des âneries pareilles, c'était faire insulte aux pays où les gens souffrent encore, POUR DE VRAI, de la torture, des systèmes répressifs, de la dictature et des camps de concentration. Et que c'était ignoble de lier HADOPI et la Colonie pénitentiaire de Kafka. Ignoble, déplacé, indécent.


Bref. L'expo est bien faite et, malgré ses faiblesses, a de nombreuses vertus pédagogiques. Pour les encore jeunes comme moi, c'est pas cher (bah si, ça compte). Et je pense que c'est LE truc à faire avec un conférencier, pour un prof d'histoire-géo chargé de l'ECJS, avec des lycéens.

Pourquoi ? Parce que justement, en France, on a considéré il y a trente ans que la peine de mort n'était plus acceptable. Et ce non "par délire humaniste" , dans une tradition allant de Victor Hugo à notre ami Badinter, comme je l'ai lu sur la toile. Mais parce que la justice et la poursuite du crime ont changé. Auparavant, on frappait peu, mais on frappait fort, c'est à peu près la base de la compréhension de l'histoire du droit pénal. Il faut dire que la plupart des délinquants et des criminels échappaient très largement à la justice, et ce jusqu'à une période assez récente - eh oui, j'ai un profond respect pour Jean-François Parot et ses romans policiers se passant au XVIIIe siècle, mais désolée de casser un mythe : tout ça, c'est pas vrai. Sauf qu'aujourd'hui, quoi qu'en disent Détective et autres journaux du même acabit, on chope beaucoup plus de criminels qu'avant. La valeur cathartique de la peine de mort d'antan (= les rares qu'on chopait, on leur faisait prendre cher pour tous les autres) ne tient plus.

En outre, on aura beau jeu d'incriminer les vilains humanistes affreux gauchistes (que c'est qu'à cause d'eux que y'a pu la peine de mort que c'est que ça entraîne une recrudescence de la violence que c'est mal, vilain, décadence de la France et tout ça). Le débat sur la peine de mort remonte au Moyen-âge, aux temps de l'Inquisition - qui a inventé les peines de prisons pour, justement, éviter la peine de mort, partant du principe que quand même, on peut toujours espérer un amendement du criminel. Et que malgré tout, non, les inquisiteurs n'étaient pas spécialement des anges exterminateurs désireux de brûler tout le monde.
Franchement, vous pensez sérieusement que les inquisiteurs médiévaux étaient des gauchistes béats ?

Je n'ai pas de solution à proposer pour éradiquer le crime de notre société. Je sais seulement que la peine de mort me fait profondément horreur. Et que aucune grande théorie ne peut la justifier, car justement, c'est de la théorie, qui tombe d'elle-même lorsqu'on prend conscience de l'horreur de la peine capitale.


Je terminerai par une citation d'un grand maître, Umberto Eco :

Si vous êtes pour la peine de mort, vous devez accepter de voir le condamné ruer, éructer, griller, sursauter, tressauter, tousser, rendre sa sale âme à Dieu. (...) Vous aussi, qui soutenez la justice suprême de la peine de mort, vous devez "jubiler" : en mangeant, en buvant, en faisant ce que bon vous semble , mais vous ne pouvez faire comme si ça n'existait pas, quand vous en affirmez la légitimité.
Vous allez me répondre : "et si ma femme est enceinte, et que, sous le choc, elle me fait un avortement spontané ?" Et alors ? Le nouveau catéchisme admet qu'un État a le droit de légiférer sur la peine de mort. Il dit aussi qu'il est interdit d'avorter, mais uniquement si c'est volontaire. Si vous avortez en voyant un type qui rue dans le vide, ce n'est pas un péché.

écrit en 1993 par Umberto Eco, et publié en 1992 dans Comment voyager avec un saumon, "Comment voir une pendaison en direct à la télé", trad. fr 1997.



7 commentaires:

  1. Précisions sur le dernier paragraphe, et le coup de l'avortement : vous aurez tous noté que le texte a été écrit en 1993, en Italie. D'où le pourquoi du comment.

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  2. Il y a de plus en plus de ces gens qui veulent absolument nous empêcher de profiter d'une belle journée en lançant une polémique stupide et qui (objectivement, si tant est que cela soit possible) n'a rien à voir avec le sujet du jour.

    Voyez encore ce matin, j'étais en train répondre à un salarié qui voulait savoir si on pouvait installer la télé dans la salle de réunion en vue du mondial...et ne vlàtipa qu'un autre vient troubler ma réponse pour un contrat de distribution.

    Tout fout le camp

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  3. > Ernestin,

    C'est parce que les gens sont pénibles. De plus en plus.

    Eh oui. C'est terrible.

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  4. En fait, les couvertures du "Petit Journal" existantes (en dehors de cette exposition) il en existe beaucoup avec des assassinats masculins. Je redoute que le choix ne soit un peu orienté.

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  5. Merci pour cet article qui donne à réfléchir. Auriez-vous, par hasard, quelques ouvrages sur la justice sous l'Ancien Régime et sur l'Inquisition à conseiller ? Histoire (sic) d'avoir des arguments à opposer aux lieux communs qui abondent dans les discussions apéritives.
    Autre question : Dumas parlait du XVIIe siècle comme d'une époque de "liberté moindre, mais d'indépendance plus grande". Qu'en pensez-vous?
    Merci encore.

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  6. > Euterpe,

    Sûrement ! en outre, il n'y a pas que des crimes affreux, il y a beaucoup d'autres choses dans le Petit Journal - rien que les gravures sur l'Affaire Dreyfus...
    J'imagine que les commissaires de l'expo ont préféré se concentrer autour d'un thème (le crime passionnel et les crimes familiaux), peut-être plus "parlant", en tout cas plus vendeur.


    > Matthieu,

    Ce n'est pas ma spécialité mais j'ai quelques "tubes" dans la matière :

    - sur l'Inquisition, tout d'abord il y a deux ouvrages inoxydables dont l'Inquisition n'est pas le thème à proprement parler, mais qui en disent beaucoup et où l'on voit clairement apparaître les tenants et les aboutissants
    -> Galilée hérétique, de P. Redondi, Gallimard
    -> Le Fromage et les Vers, de C. Ginzburg, Aubier.

    - Sur la justice en général, il y a la synthèse toute neuve de Benoît Garnot, Histoire de la justice en France, qui couvre l'Ancien Régime et la période contemporaine.
    Sinon, si vous voulez vous amuser un peu en apprenant des détails pittoresques, il y a L'Exécution publique à Paris au XVIIIe siècle, de Pascal Bastien.


    Pour répondre à votre question : j'ai plusieurs fois entendu de grands professeurs, dont mon directeur de thèse, expliquer eux aussi qu'on était à la fois plus libre et moins libre qu'aujourd'hui.

    Moins libre car censure, moins libre car pas d'égalité devant les tribunaux (donc certains étaient plus libres que d'autres). Pour la période médiévale et moderne, il faut ajouter la difficulté de se mouvoir librement - on ne rentre pas comme ça dans une ville fortifiée (et Dieu sait le nombre de bleds minables qui étaient fortifiés), on ne quitte pas comme ça la terre de son seigneur ou sa paroisse.
    Bien évidemment, la liberté de penser, la liberté religieuse, tout cela n'existait pas vraiment.
    Dans le "monde du travail", il faut aussi ajouter les composantes assez oppressives des corporations de métiers. On ne se mariait pas non plus librement, le consentement des parents pesait lourd.

    Donc, les chaînes existaient et pesaient assez lourd.

    Mais dans un siècle où ni Interpol ni la police scientifique n'existait, combien de gens pouvaient disparaître dans la nature relativement facilement ? Combien d'agitateurs ou de criminels échappaient à la justice ? Combien d'amoureux s'enfuyaient pour se marier discrètement et revenaient ensuite en disant que "ben trop tard", et qu'il fallait bien accepter ?
    il faut aussi souligner que les exécutions (peine capitale ou autre : bâton, fouet, pilori) étaient finalement relativement rares.

    Enfin, le pouvoir au XVIIe siècle cherche à se rationnaliser, à se centraliser autour de la cour, mais grosso modo, il faut bien imaginer que les gens avaient relativement la paix, d'autant plus qu'ils étaient éloignés des lieux de pouvoir. Cette indépendance vis-à-vis du pouvoir central (qui devait ne serait-ce que pleurnicher régulièrement pour faire casquer les contribuables dans certaines provinces) montre que l'absolutisme a ses limites, du moins au XVIIe siècle.

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