mercredi 3 août 2011

Une femme de la Renaissance (tag d'Euterpe)

(voir le tag lancé par Euterpe !)





Si je devais choisir une femme de la Renaissance, je choisirais Isabelle Claire Eugénie d'Autriche, infante d'Espagne. D'abord parce que l'Espagne est la mal-aimée de l'histoire moderne, systématiquement taxée de bigoterie, assaisonnée de tas de vilains inquisiteurs tout chauves et tout crasseux, d'autodafés de juifs et de morisques à tous les coins de rues, et de cohortes de malheureux gens supposément frustrés par les susnommés vilains inquisiteurs. Et moi, j'aime bien l'Espagne du Siècle d'Or.

D'ailleurs, c'est facile de reconnaître les Espagnols dans les fictions et docus-fictions historiques : c'est ceux en noir, chauves à l'air très très vilain. Et ils veulent brûler tout le monde.

Parmi les Espagnols, il y en a un qui remporte la palme du gros vilain, c'est Philippe II, roi d'Espagne de 1556 à 1598. Dans les films, il fait toujours très peur. Alors que pourtant, même si le bonhomme n'a pas toujours l'air guilleret sur ses portraits, il n'y a pas non plus de quoi s'effrayer.

C'est peut-être lié à son chapeau ?

Pour ma part, j'ai une grande sympathie pour Philippe II - un peu moins pour son système de gestion des finances de l'Etat (= la banqueroute permanente, mais rien n'est parfait en ce bas monde). Si un jour vous avez comme moi l'heur de visiter 1 le Prado à Madrid et 2 l'Escurial à quarante bornes de Madrid, vous comprendrez sûrement mieux l'essence de ce grand roi, mécène éclairé (chez lui, il y avait aussi bien du Jérôme Bosch que du Greco), croyant sincère, politique rusé mais aussi homme d'une grande complexité, bon père de famille, époux aimant, ami affectionné pour les rares qui lui étaient vraiment proches.

Comme je vous le disais, il n'a pas non plus l'air spécifiquement marrant.
La légende veut qu'il n'ait ri qu'une fois dans sa vie.
En apprenant le massacre de la Saint Barthélemy.


(sans déconner : il faut avoir visité l'Escurial une fois dans sa vie.)



Philippe II n'a pas eu de chance dans sa vie matrimoniale : marié une première fois, il eu pour fils le fameux Don Carlos (celui de l'opéra de Verdi), puis il s'est marié une seconde fois, un peu pour la déconne, avec la reine d'Angleterre Marie Tudor. La troisième fois, avec Elisabeth de Valois, qui avait bien vingt ans de moins que lui et qu'il aima sincèrement. Lorsqu'elle mourut, elle lui laissa deux filles dont l'une est celle qui m'intéresse, Isabelle Claire Eugénie, née en 1566. (Ensuite, il s'est encore marié une quatrième fois, histoire d'avoir enfin un héritier : ce qui a fini par marcher).

Isabelle Claire Eugénie et Catherine Michèle, infantes d'Espagne.
Par Sofonisba Anguissola.



L'autre raison qui me fait aimer Philippe II, c'est que dans sa sagesse, il savait déceler l'intelligence chez les gens. C'est la raison pour laquelle il préféra toujours ses deux filles issues de son troisième mariage. La naissance de l'aînée, Isabelle Claire Eugénie, lui causa dit-on une grande joie, plus encore que s'il lui était venu un fils. L'affection qu'il porta à sa fille et à la soeur d'icelle, Catherine Michèle, ne se démentit jamais au fil des années.

Catherine Michèle, la petite soeur.
Par Sofonisba Anguissola (1577)
Mais vous avez VU ce portrait ? Ces yeux ?

Philippe II aimait la compagnie de ses filles au point de les garder avec lui pendant ses séances de travail. Plus tard, elles se mirent à l'assister en lui traduisant des documents - car il leur fit donner une excellente éducation. Chose qu'il ne permettait pas à ses fils (qu'il prenait pour des imbéciles, et apparemment, il n'avait pas tort).

Philippe II avait de grandes ambitions pour ses filles : ainsi il manoeuvra pour pousser Isabelle Claire Eugénie sur le trône de France à la place d'Henri IV. Ce qui ne fonctionna pas (c'est là qu'on ressortit la fameuse loi Salique, vous savez, celle qui excite encore tant les royalistes d'aujourd'hui), mais cela nous montre surtout que pour Philippe II, c'était pensable et envisageable. Donc qu'il était probablement drôlement moins macho que ses contemporains.

Isabelle Claire Eugénie par Juan de la Cruz, en 1599.
L'étoffe d'une reine : elle est représentée debout.



Isabelle Claire Eugénie dut renoncer au trône de France, mais fit néanmoins une belle carrière. On lui fit épouser en 1599 son cousin Albert d'Autriche et son père la nomma gouverneur des Pays Bas espagnols. Avec pour mission de pacifier la région, en grand chambardement politico religieux depuis alors trente ans. Il y avait une feinte derrière ce mariage : Albert était nommé gouverneur des Pays-Bas alors en pleine révolte et soutenus par la France et l'Angleterre. Le conflit avait plus ou moins pris fin avec la paix de Vervins et Philippe II avait choisi d'octroyer leur indépendance aux Pays-Bas avec à leur tête Albert lequel est marié à Isabelle-Eugénie, sa fille aînée qui apporter à son mari, par sa dot, les Pays-Bas. Or une clause du traité de Vervins précise que si le couple venait à s'éteindre sans descendance, les Pays-Bas redeviendraient possession espagnole. Or, il était assez vraisemblable qu'Albert était incapable d'engendrer, et Isabelle Claire Eugénie étant alors âgée de trente-trois ans, fallait pas rêver... Cette indépendance généreusement octroyée n'est qu'un tour de passe-passe politique permettant aux Pays-Bas de retrouver la paix avant de retourner à la couronne espagnole (vous avez vu comme c'est chouette la politique ?).

Ce fut néanmoins un mariage heureux et redoutablement efficace, qui rétablit la paix dans la région, réforme la justice, développe l'économie, en suscitant des grands travaux (en particulier) l'assèchement des marécages à la frontière de l'actuelle Flandre orientale et de la France. Ils installent leur cour à Bruxelles et s'entourent d'artistes, Brueghel ou Rubens. La mort d’Albert survient en 1621 mais n'empêche pas Isabelle Claire Eugénie de rester comme seule gouvernante des Pays Bas espagnols. Veuve éplorée, elle prend alors l'habit de Clarisse et continue de diriger la région d'une main de fer dans un gant de velours.

Isabelle Claire Eugénie en habit de clarisse.
D'après Rubens.

Elle meurt en 1633 : c'est la fin d'une période de calme et d'essor pour les Pays Bas Espagnols, qui ne se calmeront de nouveau qu'en 1648, lors des traités de Westphalie.





15 commentaires:

  1. Wouaouh ! Génial ! Je te préviens que je copie/colle ton billet sur mon blog en 3e position après lolobobo et angèle.
    Je ne savais pas que c'était la fille de la belle Elisabeth de Valois mais elle lui ressemble !
    Pour ce que je sais, les espagnols s'habillaient en noir par envie d'afficher une certaine austérité. Charles Quint l'avait fait avant son fils. Cela faisait un contraste terrible avec les vêtements d'or et d'argent des princes francais !

    Oui, moi j'ai déjà visité le Prado. J'ai adoré.
    Je suis ravie de voir toutes ces peintures de Sofonisba associées à l'histoire de cette grande princesse.
    Passionnant ! Merci beaucoup !

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  2. > Euterpe,

    merci beaucoup !

    Oui c'est vrai, elle ressemble à sa mère... peut-être est-ce l'une des raisons qui ont fait que son père l'adorait...

    Pour les vêtements :
    c'est tout à fait vrai. La cour d'Espagne de Philippe II appréciait la sobriété et en particulier le noir. L'une des vertus du roi d'Espagne est la "gravitas", c'est-à-dire non seulement la gravité qui confère la majesté, mais aussi la retenue, la modestie et l'acceptation des marques du temps. C'est l'une des raisons pour lesquelles les rois d'Espagne et les nobles espagnols ne portaient pas de perruque ni de maquillage, car ils considéraient que cette acceptation des marques faisait partie de leur noblesse.

    Je me doutais que tu apprécierais les peintures de Sofonisbe, personnellement son portrait de Catherine Michèle, avec sa fourrure, me fascine. La première fois que je l'ai vu, j'ai cru que c'était une image contemporaine tellement elle est extraordinaire !

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  3. Bravo pour ce texte mais au sujet de la Loi Salique ne fut elle pas appliquée pour aussi empêcher Edouard III de Plantagenet de s' asseoir sur le trône de France, sa mère étant une princesse française.

    Les cours d' histoire sont bien anciens , cet évènement serait une des causes de la guerre de Cent Ans.

    Ah ,ces anglais avec de tels amis pas besoin d'ennemis

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  4. > Grandpas,

    Tout à fait ! vous avez raison de le souligner : bien évidemment, si la loi Salique telle qu'elle fut utilisée au Moyen âge et à l'époque moderne, n'est pas une invention de Clovis, elle n'en est pas moins une constante dans l'imaginaire politique français, et ressort régulièrement en ce temps agités.

    Ce qui est très intéressant, c'est de noter quand même que des gens, à un moment, ont pu envisager très sérieusement que l'infante d'Espagne pourrait succéder au roi de France, comme tel. Pas comme régente : comme roi de France.
    Ce qui est très intéressant, aussi, c'est qu'on y ait répondu par : un roi (mal) converti d'accord, mais une catholique espagnole, non.

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  5. En même temps, dans mes souvenirs, l'infante en question, on lui reprochait sans doute d'être une femme, mais encore d'être catholique et espagnole, c'est-a-dire l'ennemi du moment doublé de la certitude que les guerres de religions continueraient, et en plus d'être la candidate de la Ligue parisienne qui commençait à fatiguer un peu tout le monde. Et puis s'il voulait mettre sa fille sur le trône de France, Philippe II, il n'avait qu'à gérer son budget de manière à pouvoir continuer à arroser (mieux) les États de la Ligue, puis les armées de ladite...
    Edel

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  6. > Edel,

    oui bien sûr !

    mais ce qui est intéressant, c'est de noter que ça a pu être pensable, à un moment donné, de faire monter une femme sur le trône de France ! même pour des Ligueurs...
    Et après tout, rien n'a jamais été joué d'avance...

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  7. Heu... Philippe II d'Espagne, il n'était pas aussi un petit peu fanatique et un petit peu persécuteur de morisques et de calvinistes (qui n'étaient pas des saints mais ce n'est pas une raison...) ?

    Il paraît que Philippe II s'est aussi montré très sensible dans sa correspondance avec ses filles, mais je n'ai pas lu...

    Une femme candidate au trône de France ? Soutenue par des hommes moins macho que les autres ou par des hommes qui taisent leur machisme parce que ça sert leurs intérêts, je me le demande !

    Si je devais choisir une femme de la Renaissance, ce serait Louise Labbé,mais je ne vais pas ouvrir ici et maintenant le sujet...

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  8. > Christophe.

    Fanatique ? Pourquoi fanatique ? Je hais ce mot. C'est l'insulte rêvée d'aujourd'hui. Et totalement hors de propos appliqué à l'histoire.
    Au demeurant Philippe II n'est pas non plus le conquérant de Grenade ni l'auteur de l'expulsion de 1609 (il était déjà mort).

    Encore une fois l'Espagne de Philippe II n'était pas couverte de bûchers, on ne cramait pas des juifs et des morisques à tous les coins de rue. Cela, c'est la légende noire de Philippe II, savamment orchestrée par ses contradicteurs dès son vivant, et reprise jusqu'à nos jours.

    Après, pour le reste : oui, bien sûr, lese gens qui ont soutenu ISabelle Claire Eugénie, avaient des intérêts particuliers. Après, je doute réellement, malgré ce que j'ai dit moi-même, qu'on puisse réfléchir en terme de "machisme" ou "pas machisme" pour cette époque.

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  9. Je comprends ton souci de recadrer ce morceau d'histoire et de réhabiliter Philippe II, mais dans ta louable intention, tu me donnes l'impression de verser un peu dans l'excès inverse de la légende noire, c'est à dire de donner une image trop "gentille". Mais je me trompe peut-être dans mon interprétation...

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  10. Même commentaire que chez Euterpe : "...j'ai une grande sympathie pour Philippe II - un peu moins pour son système de gestion des finances de l'Etat (= la banqueroute permanente, mais rien n'est parfait en ce bas monde)."
    La banqueroute permanente, c'est ce qu'il se passe en ce moment en Europe, non ? De jeudis noirs en jeudis noirs... il va nous rester des boutons de culotte ! Encore un grand précurseur, ce Philippe II d'Espagne !
    Et ce billet, quelle érudition !

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  11. C'est étrange, mon commentaire, le deuxième, réponse à la réponse au premier, n'est pas passé. Etrange...
    Faut-il que je le refasse ?

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  12. > Christophe,

    Pardon, votre commentaire était passé à la boîte à spams de ma boîte mail, je ne l'avais pas vu ! Il est maintenant en ligne !
    pour y répondre maintenant :
    En fait, les historiens essaient justement de garder non pas une neutralité quasi impossible à tenir, mais une réserve vis-à-vis des mots qui relèvent de l'affectif : fanatisme, etc.
    Le personnage de Philippe II, par exemple, personne ne peut dire si c'était un mec sympa. Quand je dis que j'éprouve une certaine tendresse à son égard, je ne suis pas historienne, je suis "moi face à l'histoire". Quand je suis historienne, j'essaie de constater que d'une part il y a eu ça, d'autre part il y a eu d'autres choses moins sympathiques à regarder en face. Néanmoins on ne doit pas s'empêcher de parler "en bien" d'un roi parce que l'inquisition et tout ça. C'est un peu comme vouloir interdire de lire Céline parce qu'il a été collabo.

    En outre, les "persécutions religieuses" de l'Espagne moderne n'ont pas été forcément l'enfer que la légende noire a bien voulu nous le décrire. Il faut enfin avoir à l'esprit que nous sommes dans une autre société que nous ne connaissons finalement pas si bien que ça.

    D'où la nécessité de se garder de juger.

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  13. Merci pour ce billet et pour cette défense de l'Espagne du Siècle d'or! Le Siècle d'or, c'est aussi l'extraordinaire effervescence de Séville et toute une flopée de romans picaresques, tels le Guzman d'Alfarache de Mateo Aleman! Et c'est génial! Un seul bémol, peut-être: personnellement, l'Escorial ne m'a jamais emballé...

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  14. Bonjour,
    A la suite du commentaire en réponse au mien sur le blog de Princesse Soso, j'ai eu l'envie de venir faire un tour par ici. Au bout de deux articles, je suis déjà conquise.
    Certes, mes connaissances sur de nombreuses périodes historiques sont bien partielles mais ma curiosité, elle, est entière et satisfaite par ce type de lectures.

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