lundi 10 mai 2010

Don Ottavio, la civilisation des moeurs et les contresens des modernes.




Parmi les trucs crispants des intellectuels des dix dernières années, il y a la mauvaise lecture freudienne, et pire encore, la mauvaise lecture du Sur Racine de Roland Barthes. Je ne dis pas que j'aie bien digéré mon Sur Racine, et encore moins que j'aie lu tout Freud (ma connaissance de Freud se résumant aux trente-cinq lignes que j'ai dû lire en cours de philo il y a... vache, sept ans).

La mauvaise lecture de ces deux pointures consiste à plaquer tout et n'importe quoi sur toute et n'importe quelle oeuvre. Le grand jeu consistant en particulier à tout ramener à des histoires de sexe - le sommet du raffinement étant de réussir à prouver que tel personnage est homosexuel. Britannicus de Racine : Britannicus, impuissant. Néron, homosexuel. Agrippine, mère incestueuse. Et vlan. La mise en scène devient super-fastoche à mettre en place et consiste à demander aux comédiens de se rouler un maximum de pelles entre eux.
Alors par exemple, le Don Giovanni de Mozart. Don Giovanni, homosexuel, paf ! Dona Elvire ? Frustrée et hystérique. Dona Anna ? Fantasmant sur son père, appelant de tous ses voeux d'être violée par don Giovanni. Et don Ottavio, un impuissant - re-paf.

Je n'ai jamais bien compris l'acharnement des critiques, du reste, sur le malheureux Don Ottavio qu'ont créé Mozart et da Ponte. Sous leur plume, don Ottavio est une espèce de lavasse, "toujours fidèle, toujours vertueux", impuissant (P.J. Jouve). Selon E.T.A. Hoffman, qui n'est pas toujours à une connerie près, "il est froid, efféminé et vulgaire". Et pan dans les dents. Évidemment, cette image pitoyable vient de l'idée que nos psychanalystes du dimanche se font de donna Anna. Si cette dernière cache bien sous sa (juste) haine pour l'assassin de son père, un amour secret pour le séducteur, alors don Ottavio n'est qu'un rival, un repoussoir.

Ouais. Jusque-là, ça se tient. Reste juste à essayer d'arrêter le délire et d'écouter un peu la musique (et les paroles) de l'opéra. Rien, pas la moindre note, pas la moindre phrase, qui puisse étayer ces belles constructions. Et bien entendu, nos amis critiques ne pigent absolument rien à la société dont il est question dans le Don Giovanni. Il s'agit d'aristocrates (espagnols, en l'occurence). Et que la toute jeune fille unique d'une famille aristocratique du XVIIIe siècle a peu de chance d'avoir lu Freud, que son créateur a encore moins de chance de connaître et d'analyser les mécanismes du subconscient et de l'inconscient, et que personne au temps de Mozart n'a pu avoir ne serait-ce que le soupçon d'une telle interprétation.

Donna Anna se conduit sans équivoque : elle aime don Ottavio parce qu'il est hautement respectable, que sa conduite est celle du parfait gentilhomme. En retour, elle se conduit selon les règles de l'aristocratie : la dernière aria (Non mi dir), considérée souvent comme le moment où donna Anna est bien obligée de se "résoudre" à épouser don Ottavio après la mort du séducteur, et tente de se donner un bref sursis d'un an, me paraît au contraire être LE grand chant d'amour de cet opéra. Le délai d'un an qu'elle demande n'est pas un signe de son peu d'enthousiasme à devenir la femme de don Ottavio, mais une convenance élémentaire dans les pratiques et les manifestations du deuil dans l'aristocratie européenne.

Pourtant, nous trouvons tous (enfin, plutôt toutes) que don Giovanni est quand même bien plus attirant que don Ottavio. Evidemment. Surtout que chez Losey, don Giovanni, c'est Ruggero Raimondi et son sourire carnassier. C'est la raison pour laquelle il est tentant de céder à la facilité de dire que don Ottavio ne vaut rien dans cet opéra.

Alors, que représente don Ottavio ?
Tout simplement le vrai gentilhomme du XVIIIe siècle. Le pur produit de la civilisation des moeurs en train de se parfaire en ces années qui voient l'apothéose et la fin de l'Ancien Régime en France. Des hommes de culture, de distinction, de bonnes moeurs. Ce que n'est pas don Giovanni, ce personnage tout entier dans la recherche égoïste du plaisir, au long d'une vie qu'il ne pense pas (qu'il refuse de penser ?) comme préparation à la mort. Pour lui, le cimetière n'est pas l'occasion d'une méditation, mais plutôt de faire des plaisanteries de collégien en invitant la statue de sa victime à dîner chez lui. Don Giovanni, c'est aussi l'homme tourné du côté de la brutalité : il se bat (et tue) en duel, n'hésite pas à tenter d'entrer en douce chez les femmes, séduit puis abandonne celle qu'il épouse et qui a tout abandonné pour lui.



Le problème avec Luigi Alva, c'est que ce fabuleux ténor louche un peu.
Mais c'est pas grave, il a une classe folle quand même.
Quant à son aria, eh bien, c'est un des plus beaux (et difficiles) airs de ténors au monde.




Pour comprendre le personnage de don Ottavio, il convient de regarder de plus près sa deuxième aria, Il mio tesoro intanto. L'opposition Ottavio/Giovanni devient plus claire. En effet, Ottavio explique qu'il refuse de se venger de don Giovanni avec les mêmes armes que celui-ci. Ottavio a certes promis à donna Anna de la venger, mais il veut le faire officiellement, en traînant l'infâme séducteur devant un tribunal, et le faire juger par ses pairs. Il cherche à enquêter dans les formes du droit ("dopo eccessi si enormi, dubitar non possiam che Don Giovanni non sia l'empio uccisore del padre di Donn' Anna"). Il est évident que lorsqu'il déclare "un ricorso vo'far a chi si deve", il est question d'aller chercher des gens de justice. La traduction française de l'opéra, du reste, devient carrément "la justice du roi va le poursuivre".

Notre ami Jouve a beau jeu de déclarer que Mozart se moque de son personnage en lui faisant exposer ses projets de vengeances. Il ne s'agit pas de paroles en l'air de la part d'un velléitaire qui veut refiler l'affaire à des hommes de main. Au contraire, c'est le gentilhomme raffiné, du côté de la civilisation des moeurs (telle que théorisée par Norbert Elias), qui est du côté du bien, de la justice organisée. Don Giovanni, lui, est plutôt du côté de l'homme sauvage, brutal, conduit par la recherche du plaisir et par un instinct violent, transgressant les lois humaines et divines (adultère, convoitant la femme d'autrui, assassin, etc).
Si don Ottavio refuse d'aller provoquer en duel Don Giovanni, ce n'est pas par lâcheté mais parce qu'au XVIIIe siècle, le vrai gentilhomme est au contraire celui qui a le courage d'y renoncer pour préférer la voie de la justice et de la pacification, au lieu de la violence qui appelle encore la violence. Ce choix de la justice et de la loi écrite plutôt que de la justice privée fait écho aux réformes de Joseph II, visant à limiter les privilèges et les libertés de la noblesse d'Empire, via des réformes destinées à abolir les tribunaux féodaux et le servage en particulier, et à interdire le duel - les privilèges du noble n'étant justifiés que par le fait que le noble doit verser son sang pour son souverain uniquement.


Quant à l'amour supposé d'Anna pour Don Giovanni... bof... au début de l'opéra, on vous dit quand même que don Ottavio était attendu par elle dans sa chambre en pleine nuit... bref, tout semble indiquer que celui qu'on présente comme un mari imposé ne lui est pas si déplaisant que ça.


Voir à partir de 2 : 15.
Évidemment, Anna éclipse un peu le personnage de don Ottavio...
chez Losey, Edda Moser se compose une telle figure de tragédienne avec tant d'énergie qu'il est difficile de faire le type viril à côté, mais bon...



Bilan : la psychologie appliquée aux oeuvres d'une époque où la psychologie n'existait pas aboutit aux pires contresens. Je préfère oublier que j'ai vu, un jour, la mise en scène pitoyable du Don Giovanni par Michael Haneke, qui mériterait vraiment qu'on l'interdise de séjour à l'opéra Bastille, pour nous avoir infligé un décor d'arrière cour avec techniciennes de surface en guise de choeur de demoiselles (mais quelle poésie...) et une morale à deux balles sur don Giovanni égale lutte des classes et apologie de la sexualité débridée. Après, ce ne serait pas la première fois que M. Haneke nous servirait un ramassis de conneries en guise de spectacle, mais ceci est un autre sujet.

Donc, bref, la psychanalyse, je me demande encore à quoi ça sert.

7 commentaires:

  1. Excellent ! même si j'ai du mal à vous suivre jusqu'au bout dans cette tentative de réhabilitation de Don Ottavio. Mais il est vrai que j'ai découvert l'œuvre par la version Losey/Maazel, où le ténor est particulièrement calamiteux. L'achat ensuite de la version Giulini, avec Luigi Alva, m'a un peu fait changer d'avis. Mais un peu seulement...

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  2. > Didier,

    Merci ! Surtout, alors, ne regardez pas la vidéo de Luigi Alva, qui louche énormément... ça ne redore pas beaucoup le blason du personnage ! (oui, oui, je sais, délit de sale gueule...)
    mieux vaut se cantonner au CD (mes parents m'ont aussi offert la version Guilini).

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  3. (Après la bataille, bis, etc.)

    Belle "réhabilitation" même si moi aussi j'hésite à te suivre jusqu'au bout.

    Par ailleurs, classer Hoffmann en psychanalyste du dimanche, c'est un peu fort de café. ^^

    Concernant donna Anna, elle a certes peu de chance (elle aussi, du coup) d'avoir pratiqué le révérend père Sigmund, mais si elle a lu Prévost et Rousseau (comme tout le monde), elle commence quand même à avoir quelques outils.

    PS: Giulini, c'est bien, mais il y a tellement mieux...

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  4. > Léopold,

    Je sais pas, à chaque fois que je tombe sur une analyse de n'importe quoi d'Hoffmann, je me dis que ce type avait soigneusement abusé du cannabis. Mais c'est juste un avis perso.

    Sinon, sur la "meilleure" version de Don Giovanni, celle de Giulini me semble la plus pondérée, la plus majestueuses sans être patapouf, la plus vite sans être speedée. Après, c'est peut-être parce que c'est celle que j'ai entendue depuis mon plus jeune âge.

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  5. Non non, je crois que tu décris très bien la chose avec tes "la plus... sans être...". Mais c'est justement ce qu'en j'en suis venu à lui reprocher (après avoir aussi découvert l'œuvre par ce biais et adoré pendant un moment), cette pondération systématique, ce refus du parti-pris pour obtenir LA référence qui doit plaire à tout le monde: pas trop dramatique, pas trop joyeux, pas trop innovant, pas trop traditionnel, etc. Il me semble que la richesse de Don Gio est telle qu'elle supporte mal un tel traitement.

    Mais dans l'absolu ça reste une version de très haut niveau, bien sûr.

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  6. Je suis dans une immense mesure d'accord avec cette analyse. Pour ma part je l'infléchirais légèrement par rapport à Ottavio, qui à mon sens pousse le raffinement jusqu'à l'inaction - livret et musique sont assez clairs là-dessus ; mais il est difficile de lui en vouloir complètement, et stupide d'en faire un repoussoir.
    J'irais aussi un peu plus loin par rapport à Anna, à qui des décennies de mise en scène psychologisante ont nié tout droit au simple traumatisme.
    En tant que que femme violée, je suis en mesure d'affirmer qu'aucune d'entre celles qui ont subi ce genre d'agression n'aurait même le commencement de l'idée qu'il puisse exister un accès au plaisir dans le fait d'être abusée. Or, à mon sens, Anna a bel et bien été violée, ou du moins sérieusement agressée sexuellement, et porte de ce point de vue une traumatisme immense et multiple : le viol en soi, évidemment, mais aussi l'impossibilité sociale de l'assumer pleinement. Dans l'opéra, il faut ajouter à cela l'assassinat de son père : Anna est surtout un personnage complètement blessé, entre la sidération et l'horreur, et soumise à la dure étiquette de son milieu social.
    Ce qui rend son personnage intéressant, justement, c'est que c'est la seule femme qui ne cède jamais à Don Giovanni, finalement. C'est le grain de sable de sa mécanique si huilée et éprouvée par le temps : une femme blessée, qui se tient debout, en tragédienne, comme une pierre de douleur, et ne ploie jamais. Dans la même journée, Don Juan est englouti par ses propres crimes. N'est-ce pas le signe qu'Anna est bel et bien différente, et ne porte aucune ambiguïté sexuelle, contrairement aux autres personnages féminins ?
    Que cessent toutes ces mises en scène où l'on tente de la faire passer pour une hystérique au sens freudien du terme, et qu'on lui accorde que cette extrême tension musicale n'est que le reflet de sa douleur infinie. Justice pour cette pauvre Anna...

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  7. Ah ! Merci pour cette petite mise au point !

    Je me suis effectivement coltinée l'abominable mise en scène de Robert Carsen à la Scala hier soir... Si cela n'avait pas été Barenboim à la direction, je crois que j'aurais renoncé au spectacle complet, tant je l'ai trouvé minable !

    Personnellement, ces critiques et prétendues analyses psychologiques/psychanalytiques me donnent la nausée... C'est tellement laid de considérer ces nobles personnages comme de vulgaires animaux aux pulsions refoulées !

    Heureusement, j'avais eu la chance de voir mon premier Don Giovanni dans une mise en scène de Zefirelli au MET ! Là, c'était grandiose, digne de cet opéra !

    Enfin, ça me fait de la peine de constater que l'on considère Don Ottavio comme un minable, j'aime beaucoup ce personnage...

    Vraiment, merci de remettre les choses au point de cette façon ! Enfin un peu de bon sens contre tous ces fumistes qui se prétendent intelligents !


    Marie

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